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Collectif


Le JIC de la coupe vous a proposé de participer à la Coupe du Monde de football 1998 à notre manière.

Rappel :

Il s'agit de décrire des scènes vues ou entendues dans les lieux publics. Pour laisser une trace de ce que l'on voit sans y penser, de ce qui nous touche sans qu'on en parle et qui mérite qu'on le transmette, cela donne un sens à nos voyages dans le métro, à notre attente devant un cinéma, à tous ces "temps morts" où nous ne serions, sans cela, de simples badauds passifs.


Il fallait qu'ils correspondent le plus possible aux règles d'écriture du JIC.

Mardi 9 juin, 18 h 30.
Place de la Bastille, sur la terrasse du café "Bastille".
Mardi 9 juin 1998.
Place de la Bastille.
Mercredi 10 juin 1998, 12h30.
Station Châtelet-Les Halles.


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LES TEXTES
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Mardi 9 juin, 18 h 30.
Place de la Bastille, sur la terrasse du café "Bastille".
Un groupe d’hommes en kilt est assis autour de deux tables, de très grands verres de bière devant eux. Ils rient, parlent, crient.
Sur le trottoir, à côté de la sortie du métro, un couple – un homme en jean et chemise à carreaux, assez gros, cheveux gris et une femme blonde, lunettes de soleil, robe colorée – regarde les hommes en kilt, se parle, regarde, se parle, rit, regarde, se parle, rit, regarde ...
Puis, la femme s’avance vers les hommes et leur parle. Les hommes l’écoutent. Plus fort, elle dit: „No culotte? No culotte?“
Les hommes la regardent, se regardent, rient.
La femme enlève ses lunettes de soleil et lève le kilt de l’homme le plus près d’elle.
Elle pousse un cri aigu – et s’en va.
 
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Mardi 9 juin 1998.
Place de la Bastille.
Attablés à la terrasse, une trentaine d’hommes en jupe, grands et baraqués, chantent « Alouette, gentille alouette ». Le refrain est en français. Les strophes sont en anglais et décrivent les parties de l’alouette que les chanteurs désirent plumer ; on précise de quel côté, jusqu’à quelle profondeur et à l’aide de quels instruments ou membres du corps.
A quelques mètres d’eux, une femme est agenouillée sur le goudron, concentrée. Devant elle est écrit :
T’AS PEUR
PAS MOI
A travers une cabine téléphonique, le soleil fait briller le génie de la Bastille.
 
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Mercredi 10 juin 1998, 12h30.
Station Châtelet-Les Halles.
De bas en haut :
 Premier étage : des mollets nus, velus, des chaussures de sport ou des Rangers.
 Deuxième étage : des shorts, beaucoup de kilts écossais, ou de la toile de camouflage ou de la toile marine.
 Troisième étage : des maillots, des drapeaux drapés, ou des mitraillettes.
 Dernier étage : cheveux ras.
 
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Mercredi 10 juin 1998, 20h45.
Bar le Terminus, Hôtel Concorde, Gare St Lazare.
Ignorant le salut des deux grooms, un homme âgé en kilt écossais descend les marches. Il part tête basse et nue sous la pluie battante.
Au même instant un homme en pantalon trempé entre en s'ébrouant et annonce d'un ton morne :
— Le Brésil a gagné.
— Oui? Ah, bon. C'est bien, non?
— C'est bien, c'est bien.
Il s'abat dans un fauteuil rouge et s'échauffe subitement :
— Mais qu'est-ce qu'ils ont mal joué! Putain, mais mal! Une honte… Inimaginable!
Une dame chic, whisky en main :
— Oui mais enfin, je préfère quand même les Brésiliens. Parce que ce matin, dans le train, les Ecossais en étaient déjà au whisky. Mais je préfère malgré tout les supporters écossais aux supporters français. Les supporters français, eux…
Une dame moins chic la coupe :
— Mais c'est pas les Ecossais, les affreux? Les euh, les Ho…
— Les Hooligans!!!!!!!!
Consternation sur les visages, whiskies arrêtés au bord des lèvres.
— Malheureuse! Les Hooligans c'est les Anglais! Va leur dire ça aux Ecossais, tu vas voir…
La dame rougit et plonge dans son whisky.
 
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Mercredi 10 juin 1998, 19h.
Rue de Turenne.
Les nuages gris foncé pendent sur la rue de Turenne, sombre, presque déserte et sans circulation. Des rafales de vent humide créent des tourbillons de saletés urbaines qu’elles écrasent ensuite contre les vitrines des magasins de vêtements, gros et demi-gros.
Soudain, le vrombissement férailleux du 96 envahit l’espace et se fond dans un tonnerre apocalyptique. Des gouttes de pluie grosses et sporadiques lèvent une odeur de poussière mouillée qui se mélange à la puanteur de fuel.
Mais le calme revient au fur et à mesure que le gros cul du bus s’enfonce vers le haut de la rue, et qu’un éclat aveuglant remplace la pluie.
Dans cette lumière se tient un petit garçon en jupe écossaise. Une glace orange a fondu sur l’ensemble de la partie supérieure de son corps, y compris sur le drapeau avec la croix de saint André qui couvre ses épaules, calé sous un ourson sac-à-dos.
Il fait quelques pas.
— Moum! — il crie.
— Moummie!
L’orage fortissime l’emporte.
 
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10 juin1998.
Rue Deguerry, Paris 11e.
— Dis, monsieur, est-ce que tu peux me donner 20 francs ?
Il a huit-dix ans, il est noir, ses cheveux crépus, fins et très denses.
— Non, pourquoi tu veux vingt francs ?
— J’ai perdu vingt francs.
L’enfant fait quelques pas et interpelle à voix basse une jeune fille qui ralentit le pas, baisse doucement la tête vers l’enfant et poursuit sa route.
— Il a perdu vingt francs et il a peur de se faire engueuler.
— Oui, je sais, il me l’a déjà dit.
— Si personne ne lui a déjà donné vingt francs, il peut toujours avoir peur de rentrer chez lui.
— Oui, mais il y a déjà deux jours il m’a dit qu’il avait perdu vingt francs.
 
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Mercredi 10 juin 1998, 19 heures.
Alentours de la station Pasteur.
Autour de la station Pasteur, quatre bistrots se regardent.
A 19 heures, une clameur s'élève de trois d'entre eux.
Dans le quatrième, les clients haussent les épaules et regardent clignoter des fesses nues sur un jeu vidéo.
 
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Jeudi 11 juin 1998.
Esplanade de l'Hôtel de Ville.
Les longs cheveux orange du jeune asiatique ondulent gracieusement à chaque stop ; ils tremblent sous les impulsions de ses dribblings et montent et descendent entre ses omoplates lorsqu'il s'arrête un instant, en haletant.
Son équipe, but côté BHV, est en outre composée d'un jeune en kilt (excellent coup de tête) ; d'un presque-gamin au visage peint en blanc-rouge-vert (crochet rapide et précis) ; et d'un monsieur grand et noir, habillé en orange-vert. Le presque-gamin lève de temps en temps un regard inquiet sur un grand écran placé à la limite de la place, côté Seine.
Question  jurons, l'autre équipe est entièrement hispanophone. Rouges et noirs, deux petits maigrichons — exceptés les mollets — fredonnent l'hymne national chilien en même temps que l'équipe à l'écran ; bleu clair et blanc, un rasta guette les ballons devant le but telle une pieuvre ; et une sorte de taureau émettant des jurons gutturaux et d'un cran plus obscènes que ceux de ses coéquipiers tire du gauche à pleine puissance vers le but.
En cercle, la foule suit leur jeu. Leurs caméras mollement appuyées à leurs pieds, des opérateurs («telenuevasantiago», «canaleastra», «telealto») commentent les passes. Un homme gros mais rapide s'improvise arbitre ; un but est marqué.
— Coño !
Une caméra soudain se lève et tourne.
Puis un grand coup de sifflet retentit et le jeu se défait sans cérémonies, les caméras se tournent vers la foule qui s'accroupit, se densifie, frissonne sous les rafales du vent froid, hétérogène, les uns tapissés de drapeaux nationaux, les autres portant des sacs « magasins du Louvre », FNAC ou BHV, les visages tournés vers Notre-Dame, les yeux braqués sur l'écran.
 
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Vendredi 12 juin 1998, de 22 à 23 heures.
Arcueil.
Sur le parvis de l'église, une troupe constituée de grooms agiles et d'une femme de chambre en fauteuil d'handicapé interprète, en le précisant avec insistance, un dérangement de la Flûte Enchantée de Mozart. La flûte enchantée est une baguette de pain. Les grooms courent partout en s'époumonant dans des cuivres. La femme de chambre boude dans un coin sur sa chaise roulante, commence à pleurer puis chante la détresse de Pamina à son téléphone portable. Les spectateurs ont la larme à l'œil.
Depuis la terrasse d'un café,. un vieil homme ivre hurle :
— Eh! l'handicapée qui chante, tu m'entends! Tous des handicapés! Spectacle d'handicapés!
Dans le public, un jeune monsieur explique qu'en fait, l'homme ivre a monté une association pour les handicapés et que vous savez, ici, il faut comprendre, ce n'est pas facile, Arcueil est un village, tout le monde se connaît, sa famille a lui, par exemple est à Arcueil depuis 500 ans, alors ils sont les bourgeois, d'ailleurs, ils n'avaient que des maisons comme cet espèce de château là, ils en avaient tout autour, voyez, donc c'est difficile…
La nuit est tombée discrètement. L'assistance d'abord maigre s'est enrichie de passants, de promeneurs de chiens et de gamins en liberté. La femme de chambre en fauteuil roulant entonne, superbe, les vocalises acrobatiques de la Reine de la Nuit… Quand, aux abords du vertigineux contre-fa, les souffles sont retenus dans toutes les poitrines, éclatent les roulements d'un feu d'artifice.
Chiens et enfants tressautent, une rumeur parcourt l'assistance:
— Ah! La France a gagné.
 
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Vendredi 12 juin 1998, 21h.30.
Rue Oberkampf.
Une femme entre dans le tabac, demande des gauloises puis, pointant son menton vers la télé, demande :
— Ils en sont où ?
— Ah j’en sais rien — répond le jeune buraliste. Il tourne un peu l’écran vers la cliente, qui y voit défiler des vidéo-clips.
En face, au café « La favela chic », deux jeunes avec des pulls moulants vert et orange, des rouflaquettes et des chaussures à talons compensés fument et discutent, essayant de faire porter leurs voix plus que le rock années soixante-dix diffusé à plein volume jusque dans la terrasse.
A la porte à côté, au « Rossignol », des commentaires en arabe et en français rythment le déroulement d’un match de foot. Les spectateurs tournent le dos à la rue, tandis que le grand écran du bar lance ses reflets verts sur le goudron mouillé.
En face, au « Vieux byzantin », moussaka et mouton règnent. Mais les cous des mangeurs sont souvent tordus pour permettre aux regards de glisser au delà de la vitrine, au delà de la rue, au delà de la vitrine du « Rossignol ».
Provenant justement du « Rossignol », un cri de jubilation atteint soudain le restaurant grec.
La clientèle s’excite de table en table.
— Goal!
— Ils ont marqué !
— Qui ça, nous ou l’Afrique du Sud ?
— Pas possible!
— Ça fait quoi donc, un zéro pour nous ?
Le cuisinier apparaît immédiatement pour annoncer que ce n’était qu’un poteau, et pour les Français. Derrière son comptoir, à côté des feux, une petite télé noir et blanc double les images en couleur qui font ricochet depuis le « Rossignol ».
Rien ne bouge à la « Favela chic ».
Dans l’écran du Tabac, dansent muets les vidéoclips.
 
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12 juin 1998, 13h.
Place Charles Michel, Café « le Lutecia », XVe.
Le café est envahi par des fanions de toutes sortes.
Un serveur, un petit monsieur à la cinquantaine rondouillarde porte un maillot aux couleurs de l’équipe de France de foot.
Un autre d’allure peu sportive s’est affublé d’une chemise et d’une cravate aux couleurs criardes représentant la mascotte de l’équipe de France.
Un troisième, grand et mince, porte une chemise simple et une cravate illustrée de cordes à linge faisant sécher des alignements de maillots de foot.
Il prend la commande à une table.
Une femme lui dit, un peu ironique :
- Elle est belle votre cravate. Vous jouez au foot ?
- Oui, ici on est sportifs, la semaine dernière on était habillés en Roland Garros. On suit tous les sports, le foot, le hand, le basket, le tennis.
Un client demande :
- Et le cyclisme aussi ?
- Oui, le cyclisme, tout, on est sportifs...
A l’intérieur du café, le premier serveur a empoigné une poupée gonflable habillée en footballeuse, en short et maillot avec des chaussettes blanches qui détonent un peu.
Il valse avec elle, entouré de ses collègues au bar qui chahutent autour de lui.
Il sort sur la terrasse et l’accroche avec précaution à la porte d’entrée.
Il va ensuite prendre une commande et servir une table.
Il revient se poster à l’entrée de la terrasse, guettant d’autres commandes.
Il est à côté de la poupée, et reste une minute à l’observer, la fixant dans les yeux l’air à la fois admiratif et perdu dans ses pensées.
Puis se dirigeant vers un client qui l’interpelle, il tripote tendrement le mollet de la poupée en passant.
 
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Vendredi 12 juin 1998, vers 19 heures.
ligne 6.
Deux jeunes d’allure sportive, très bruns, demandent sans s’adresser à quelqu’un de particulier : Denfert Rochéro ?

Un homme assis, répond avec un accent parigot accentué :
- Denfert Rochereau c’est sur la ligne, après Montparnasse.

Une dame blonde en face de lui :
- Denfert Rochereau, on vous le dira quand on arrive.

L’homme enchaîne :
- Vous êtes de quel pays ?
- Argentine, répondent en choeur les deux jeunes.
- Vous allez voir le match ? L’Argentine joue contre qui ?
- Les Japonais.
- Ah bon, c’est facile, Japonais, ..petits, c’est bon pour vous, vous allez gagner.
- Oui,facile
- C’est quand ?
-Domingo
Plusieurs voix traduisent : - demain  - dimanche !
- C’était comment dans votre pays, déjà, la dictature, euh..Spi...Spinoza
La femme :
- Pinochet

L’homme s’adresse à la femme :
- Tu vois, ils voyagent les jeunes, ils sont pas comme nous les Français, on travaille comme des cons et on ne voyage pas.
 
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Vendredi 12 juin 1998, minuit.
Place de l’Opéra.
Des voitures passent en klaxonnant.
Une bande de jeunes hommes traverse la place en criant. Une femme d’une trentaine d’années en K.Way jaune attend le bus. Elle se précipite vers eux :
- alors c’est quoi les résultats ?, demande-t-elle au premier garçon arrivé sur le trottoir.
Après quelques échanges, elle revient en courant vers sa copine restée à l’arrêt de bus :
- On a gagné trois-zéro, répète-t-elle. J’ai pas bien compris : un contre de machin, une action de truc... Mais en tout cas Zedine il a pas marqué !”
 
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Samedi 13 juin 1998, 21h.
Café le Timbaud, à deux pas du métro Couronnes.
Les consommateurs sont rares. Un couple mange une brick au thon sur des poufs brodés en buvant de la bière blanche.La femme enroulée dans un châle noir est adossée à une peau de chèvre, l’homme à un piano droit. Une vieille femme, les cheveux défaits, les jambes nues couvertes de bleues, les pieds dans des sandales en plastique trop grandes, sirote une Marie Brizart, une fesse en dehors du banc. La jeune femme passe la tête au-dessus du piano pour apercevoir la grande télé installée au fond du café.
- C’est qui ce soir ? demande-t-elle à son compagnon. L’Italie ? J’ai vu écrit ITA à côté du nom d’un joueur.
- La Belgique ? peut-être, répond-il d’un air dubitatif. Ils continuent à manger et à boire.
- J’ai entendu “néerlandais” dans le commentaire, ça peut pas être la Belgique alors !, intervient-elle brusquement. La jeune femme se lève pour aller aux toilettes, s’arrête devant la télévision et revient d’un air triomphant. C’est Belgique-Pays-Bas, 0-0 pour
l’instant.”
- C’est l’arbitre qui est italien, complète l’homme.
- Ouahh, ils ont de ces cuisses !, s'enthousiasme la jeune femme pendant une attaque belge ou néerlandaise filmée en plan serré par les caméras de TF1.
- Tous les footballeurs en ont des comme ça, répond son compagnon en fixant l’écran.
- Elle est bien tondue la pelouse, ajoute la jeune femme.
- Tu vois, les supporters de foot, ça ne leur viendrait pas à l’idée de parler de la pelouse, répond l’homme.
L’écran géant, plat et à coins carrés, diffuse maintenant des publicités. Plusieurs groupes d’hommes font irruption dans le café et s’installent devant le bar. Ils commandent des bières. Le match reprend sur l’écran. De temps à autre, un des hommes fait quelques pas pour jeter un coup d’œil à l’écran puis retourne au bar.
A 10 heures, la vieille femme traîne ses sandales jusqu’à la porte.
“Au revoir, Mireille”, dit la serveuse.
Elle sort sans se retourner.
 
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Samedi 13 juin 1998, 1 heure du matin.
Rue des Couronnes.
Les trois cafés de la rue des Couronnes affichent la composition de l’équipe du Maroc sur leur porte. A côté des drapeaux marocains rouge et blanc, ils ont ajouté un drapeau bleu blanc rouge. Une coupelle d’encens brûle sur le trottoir.
 
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Dimanche 14 juin 1998, 22h.
En haut du parc de Belleville,Paris XXème.
Une Renault 25 blanche klaxonne de manière insistante en dévalant en trombe la rue des Envierges. Elle freine devant la boulangerie, là où la rue fait un coude avec la rue du Transvaal :
- “Yougoslavie capout !”, crient les occupants, avant de redémarrer.
A quelques mètres de là, une nuée de gamins saute dans un caddy, dévale l’entrée du parc et saute à terre en apercevant le gardien en képi. Le caddy s’écrase sur les pavés.
 
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Lundi 15 juin 1998, 20 h 30.
Aux abords du Parc des princes.
La rue qui mène de la station de métro Porte de St. Cloud au stade est bourrée de gens. Devant un mur de CRS quelques jeunes, décorés de "stars
and stripes" de pied en cap, chantent: "USA! USA! USA! USA!...". A côté, deux hommes, maquillés dans les couleurs du drapeau allemand, canettes de bière à la main, lancent: "Deutschland! Deutschland!" Les Américains, plus fort, crient: "Hungary! Hungary! Hungary!" Puis ils rigolent tous et - flac! flac! flac! - se claquent les mains au dessus de leurs têtes, les uns aux autres, et, bras dessus, bras dessous, Allemands et Américains posent devant un photographe en déroulant un drapeau de l'ancienne R.D.A.
 
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Lundi 15 juin, 17h40.
A la sortie du métro Gambetta, côté rue des Pyrénées.
Soleil, terrasse de café. En haut de l’escalier, un homme âgé, moustache grise, veste noire, un peu voûté. Il présente un bouquet rabougri avec un coquelicot au milieu.
Commentaire sportif et bruit de stade venant du café, portes ouvertes. L’homme au bouquet tend ses fleurs sans rien dire, plusieurs personnes gravissent les escaliers et passent devant lui. Un jeune homme, baskets, tee-shirt, assis à la terrasse parle dans un téléphone et regarde dans la direction du vieil homme. Le mot “but” retentit.
 
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Mardi 16 juin 1998, vers 19 heures.
Rue des Pyrénées, au niveau du No 162.
A l’arrêt de l’autobus de la ligne 26 Villiers de l’Isle Adam, un homme est assis sous l’abri. Pantalon de survêtement, chemise à fleurs rentrée dans le précédent, casquette verte poussière, il regarde, plié en deux, vers ses tennis, en piteux état. A côté de lui, sur sa gauche et sur le banc, un sac en plastique contenant de la nourriture. Il mange un morceau de pain. A sa droite, un poste de radiodiffusion cylindrique de couleur noire est allumé. Le volume est très élevé, pour un appareil de si petite taille. Une voix de femme, sortie d’une publicité, dit d’un ton enjoué et rapide : “Tu vas rester ici encore longtemps ?”.
 
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19 juin 1998, 22h.
Boulevard Montparnasse.
Le vrombissement des voitures laisse place à un silence mêlé de souffle. Un léger roulement fluide et doux se fait entendre.
Un cortège d'hommes et de femmes en patins à roulettes glisse sur la moitié du boulevard, avec grâce et dans un courant continue et homogène que certaines figures particulières ne troublent pas.
Certains se tiennent par la main et filent en couple, l'un traînant l'autre à sa suite.
D'autres dépassent, à grandes foulées roulantes, le gros de la troupe.
L'un roule à reculons sans perdre de sa vitesse, l'autre virevolte et saute pour se retrouver à nouveau dans le courant, comme emporté.
Ce fleuve, dans la pénombre, caressé d'une brise perlée, coulant sur le bitume noir, roule et brille de ses mille petites roues dans la fraîcheur du soir.
 
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Samedi 20 juin 1998, 10 heures
Gare Montparnasse, Voie 7.
Une femme, un sac de voyage sur l'épaule marche le long du quai vers l'avant du train.
Son regard glisse sur les vitres et sur les passagers déjà installés dans les compartiments.

Dans le wagon, des gens de tous les âges aux cheveux très bruns et très raides, portant des vêtements de sport bleu vif avec des petites touches de blanc et de rouge, regardent par la fenêtre ou bavardent entre eux.

Fenêtre suivante, deux jeunes hommes très bruns sortent d'un sac un drapeau blanc avec en son centre un grand cercle rouge, ils l'accrochent à la fenêtre. L'un des deux porte un chapeau en tissu, rouge et blanc, un grand feutre mou qui s'effondre sur son front.

Fenêtre suivante, deux hommes bruns aux cheveux raides lisent des journaux. Le premier est illustré dans une langue de signes, l'autre a pour titre "L'Equipe".

Fenêtre suivante, un jeune couple et une petite fille aux cheveux bruns et raides rient et boivent un verre d'eau, assis autour d'une table basse.

Fenêtre suivante, des messieurs chics en complets vestons gris clair, le visage sérieux avec des cheveux courts, portant des lunettes très modernes, sont assis dans un décor luxueux.

Fenêtre suivante, un jeune couple est assis côte à côte. La jeune femme porte noué dans ses cheveux noirs un ruban rouge et blanc, son compagnon est coiffé d'un bob en tricot à rayures rouges et blanches, il porte aussi un tee shirt bleu foncé avec des inscriptions en blanc et rouge dessus.

Fenêtre suivante, un homme lit un journal avec des photos de sport et des colonnes de signes.

La femme au sac de voyage entre dans le wagon numéro 17.
Un homme de la cinquantaine, lit un journal sportif espagnol, il porte accroché au revers de son veston un badge TV...Quelques hommes bruns aux cheveux courts et raides occupent les places centrales en vis à vis.

La femme s'avance jusqu'au bout du wagon et s'assied.
De l'autre côté du couloir central, deux jeunes hommes, l'un blond et barbu, l'autre brun, parlent ensemble et plaisantent dans une langue inconnue et en français.
L'un des deux porte un polo à grands carreaux rouges et blancs et a noué sur sa tête un fanion aux mêmes couleurs avec au dessus de chaque oreille l'image d'un ballon. Un drapeau, à moitié plié, laisse entrevoir des dessins et le mot CROATIE. Une écharpe dans les mêmes couleurs pend au dessus de leur tête.

Devant eux, une dame demande au contrôleur qui passe :
- Excusez moi Monsieur, mais ce train, c'est un train spécial ? Parce que je ne l'ai pas trouvé sur les catalogues.
Le contrôleur :
- Oui, c'est à cause du match de 14h30, à Nantes.
 
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21 juin 1998au soir.
Paris ; à Raspail, ou quasi ; plutôt à Port-Royal, ou pas loin.
Il fait nuit. Ronron continu du soir.
Dans la cour, soudain, un cri jaillit, jubilant. Un son puissant.
Puis un long brouhaha. Ca fait du boucan, un gros chahut, un vrai charivari!
Un gars à la voix portant loin : “But ! Buuuuut !! But pour l’Iran !!! Iran : un ! USA, ils sont nuls !”. Bruit assourdissant.
A la fin du match, l’Iran ayant vaincu, il y a plus d’animation.
Un tas d’autos fait ouïr moults klaxons jusqu’à fort tard.
Au bistrot voisin, un quidam finit son coca, son voisin un diabolo, son kir cassis ou sa Corona, laissant la cour s’assoupir.
 
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21 juin 1998, 16 h.
Musée Grévin.
-— C'est qui celui-là? Ils auraient pû en choisir un plus beau, je trouve, non?
Au milieu d'un attroupement, deux femmes jeunes, une petite ronde et une grande sèche. C'est la petite ronde qui ne cesse pas de parler. Elles sont plantées devant un type au crâne rond rasé, la bouche pleine de dents, en maillot jaune et short bleu nuit, un ballon rond au pied.
— C'est qui, Zidane?............. ou........ Candeloro?................ Mmmeuhh............... Candeloro c'est peut-être même pas un footballeur, je dis des bêtises, il vaut mieux changer de coin. Allez, viens.
La petite entraîne la grande vers la salle d'opéra.
Quelques minutes après, elles sont de retour vers le footballeur, toujours très entouré.
— Je ne peux tout de même pas repartir d'ici sans savoir qui il est!
— Attends, on va demander, dit la grande. S'Il vous plaît, sauriez-vous qui…
Sans attendre les deux petits hommes bruns rablés lui répondent avec excitation. La grande chuchote à l'oreille de la petite qu'elle n'a pas bien compris et bredouille quelque chose comme Donaldo.
— Ah mais oui bien sûr! Ronaldo! c'est Ronaldo. Evidemment…
Les deux rablés hochent la tête puis se mettent à désigner frénétiquement tour à tour les deux femmes et leur appareil photo.
Flottement…
 
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Mardi 23 juin 1998, 19h
Derrière les Halles, là où il y a la fontaine.
Les deux portent un chapeau blanc et rouge en style de bouffon médiéval, avec des pointes qui se terminent en pompon ; ils sont enveloppés dans deux drapeaux blancs et rouges, où c’est écrit Osterreich. L’un est assis dans le fauteuil roulant, tandis que l’autre marche derrière, et pousse. Ils discutent avec véhémence, des expressions contrariées de différents types déformant leurs visages, également peints en blanc et rouge : froncement de sourcils et plis verticaux de la bouche, front distendu et yeux grand ouverts, joues pleines d’air, etc. Pas un sourire.
 Derrière les arcades, un couple semblable par chapeau et fauteuil, et semblablement peint en blanc et rouge, mais avec du vert en plus, discute aussi avec véhémence. Celui dans le fauteuil aménage ses paraphernales (drapeaux, trompettes, bouteilles d’eau) pendant qu’il gesticule dans tous les sens. Deux mots mal articulés reviennent dans sa fureur : Norvegia, Brasile. Pas beaucoup de sourires non plus.
Le deuxième couple passe sous les arcades et se retrouve face à face avec le premier. Les quatre sont obligés de s’arrêter. Ils se regardent, puis éclatent de rire ensemble, ce qui rend les gestes de l’Italien encore plus exagérés et frénétiques.
 
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Mercredi 24 juin 1998, 17h 50.
Rue Crespin du Gast.
Une voix voltige à dix mètres de hauteur sur le goudron fumant.
— Vous voyez, madame, je n’appelle pas pour vous embêter, mais votre chat.... Je les ai prévenus, parce qu’il émet de l’urine et par ces chaleurs elle pue, alors vous voyez, je vous dis ça gentiment, j’ai consulté mon avocat... déchets organiques...animaux domestiques sauf chien d’aveugle... francs d’amende à six mois de prison ferme.... Je vous dis ça gentiment, dès que je sors vous lui dites d’aller uriner... La santé publique, madame, je ne vous parle pas de politesse, ou respect réciproque, mais de santé publique... Ce sont les germes volatiles qui puent quand l’urine évapore, ça fait de l’ammoniaque... pollution...
La voix se tait et un certain silence envahit l’éther, où le vent chaud parsème des cris d’enfants, un appel insistant (Rachid! Rachid!), des bruits de moteur suivis de claquement de portière, un bruit de friture suivi d’odeur d’ail, un miaulement de chaton. Puis la voix recommence :
— Le syndic, ah vous faites bien de le dire... Locataire... Propriétaire... Comment? C’était moi, bien sûr, bien sûr, plusieurs fois... Comment ça, la France avait marqué... Une bonne raison pour messieurs les policiers? Vous me faites rigoler, madame, excusez-moi, ri-go-ler...
Couccccouuuuurourrou, coucccouuuuurrou font les pigeons dans le semi-silence où la voix s’est arrêtée. (Rachid! et un chien aboie).
La voix recommence dans un hurlement extrême, mais contrôlé dans le ton et soigné dans les mots :
— Messieurs les policiers peuvent dire ce qu’ils veulent, je ne produis aucun bruit avec ma bouteille, je vous ferai remarquer que je me couche tôt et que je me lève très tôt, vous pouvez le demander à la demoiselle d’en face, madame, ou mademoiselle vous aussi, et je vous ferai remarquer d’ailleurs que ni vous ni elle...
Poubelles.
 
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Mercredi 24 juin, env. 17 h 30.
Gare du Nord.
Au sous-sol de la gare, dans le hall qui relie Métro, RER et Grandes Lignes, une centaine de personnes, des hommes en majorité, sont groupées autour de deux écrans de télévision qui diffusent les images d'un match de football et des bruits de stade. Immobile, debout ou assis, les gens fixent l'écran.
Tout à coup, une voix d'homme:
- "Vive la France!"
Encore une fois:
- "Vive la France!"
Un homme, - T-Shirt vert, casquette, pantalon de jogging brun, baskets blancs -, se dirige vers l'un des deux téléviseurs, une canette de bièredans la main droite, cigarette dans l'autre, un grand sac de sport en bandoulière. L'homme est maigre. Il agite ses bras, tape sur l'écran, lance:
- "C'est pas possible ça!"
Puis, il fait quelques pas en arrière, enlève sa casquette, fume, boit, remet sa casquette, et crie:
- "Vive la France!"
L'homme s'agite de plus en plus. Il lève ses bras, pose son sac, reprend son sac, - "Vive la France!" - tape sur l'écran, boit, fume - "Vive laFrance! On est chez nous!" - agite ses bras, frétille, se poste devant le téléviseur, - "Vive la France!" - enlève la casquette, la met dans son sac, jette sa cigarette, claque des mains.
- "Vive la France!"
Un autre homme lui parle à voix basse.
Il s'agite de nouveau, lève les bras, crie:
- "DOUCEMENT, DOUCEMENT. On va gagner. Doucement. On est chez nous!"
Et pose son sac, reprend son sac, lève les bras, baisse les bras, frétille, tape sur la télé, recule, boit.
- "Vive la France!"
Tout à coup, il s'immobilise, pose son sac et sa canette, et fait le signe de la croix, deux fois.
Ensuite, il crache dans sa main, baisse la tête, se tape sur le front, prend son sac et s'éloigne.
A peine une minute plus tard, il réapparaît.
- "Vive la France!"
Puis, il se dirige vers un petit garcon et l'embrasse plusieurs fois sur le front.
L'enfant, immobile, le regarde.
 
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Mercredi 24 juin 1998, 13 heures.
Bd Diderot devant la gare de Lyon, 12ème.
Jaillissant par instants, pâle et frêle, au-dessus des carrosseries grondantes qui l'avalent aussitôt, un gars en maillot Coupe du Monde-Toulouse tente périodiquement de lâcher d'une main son guidon vacillant pour agiter un drapeau bleu-blanc-rouge au péril de sa vie.
 
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Dimanche 28 juin, 18 heures.
Grands boulevards.
Les grands boulevards s'embouteillent. A un minuscule carrefour la circulation est ralentie par un car entouré d'un grand nombre de CRS qui battent la semelle sans ordre sur le bitume dont ils mangent quasiment un tiers.
Derrière la barrière qu'ils forment avec leur car, un grand bar avec des consommateurs sages, assis tous dans le même sens, affiche :
RETRANSMISSIONS DES MATCHS SUR GRAND ÉCRAN.
 
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Mardi 30 juin 1998, 21h30.
Alentours de la place Stalingrad. 19ème.
Devant le cinéma, MK2 quai de Seine, une file s'allonge derrière une pancarte "Spectateurs munis de billets". La queue de visages tendus grommelle:
_ Il faut un billet avant, maintenant?
_ Mais moi j'en ai pas? Qu'est ce que je fais?
Deux jeunes en train de lire "Le journal intime collectif" tout en sirotant une bière contre la vitre du cinéma sursautent:
_ T'as entendu, c'est la queue de ceux qui ont des billets! Mais alors, ça n'a servi à rien qu'on prenne les nôtres une heure avant, on se retrouve tout au bout!  Et si on n'a pas de place!
_ Pas grave, ça coûtait que dix francs.
_ Oui mais la prochaine fois ça sera quarante! Là c'est la fin de la Fête du cinéma, il n'y a plus de séance après… pendant un an. Tu te rends compte!
Une immense clameur fait se retourner toute la file.
— BUUUUUT!!!!!!
A 100 pas de là, place Stalingrad, les milliers de spectateurs de l'écran géant ne font pas la queue.
 
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Mardi 30 juin 1998, 21h45.
Café l'Europe, angle rue St-Maur rue Ste-Marthe, Paris 10ème.
- "Waouhhh ! crie le patron du café en descendant en trombe l'escalier.
Ils ont marqué là-haut. Ici aussi ils ont marqué ?, interroge-t-il en arrivant dans la salle où les 13 consommateurs (dont 5 femmes) ont les
yeux rivés sur les deux écrans de télé. Le plus grand est branché sur Canal + et le plus petit, dont le son est coupé, sur TF1.
- Ca c'est pas du football anglais !, lance un client en short accoudé au bar.
Deux jeunes femmes entrent trempées dans le café et se précipitent vers leurs copines installées au pied des écrans. Elles parlent en italien et
en français pour commenter le match en cours.
- "Joliiii !!!", s'écrie une petite brune alors qu'un joueur argentin s'élance vers le but en passant un joueur anglais. "Et là, tu regardes tes copains !", conseille-t-elle d'un ton docte.
- Ils sont bons, l'Argentine c'était l'équipe de Maradonna, lui explique son voisin.
- Ah ? Je pensais que c'était une petite équipe... C'est pas grave, je les soutiens à fond quand même.

A la fin du temps réglementaire, le café s'agite de plus en plus. Sur la vitrine, l'affiche "coupe du monde, ambiance brésilienne" dégouline de pluie.
- "Le suspense est insoutenable", éructe la voix de la télé.
La brune et ses copines éclatent de rire.

A chaque penalty placé dans les filets par les joueurs argentins, l'assemblée exulte, se lève, pousse des hurlements. La serveuse esquisse un pas de danse.
Avec sa télécommande, le patron change nerveusement les chaînes. Toutes affichent la même pelouse mais les commentaires sont en français, en
anglais ou en espagnol.  Quand il tombe sur une autre image, des cris de protestation fusent.
Au dernier penalty raté par un joueur anglais, la salle explose. Le patron branche Radio Latina dont le commentateur ne contient plus sa joie, en direct de Disney Village.
 
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Vendredi 3 juillet 1998, 22h15.
Place Stalingrad, 19ème arrondissement.
(match Argentine-Pays-Bas).
Une foule bigarrée dévore des yeux l'écran géant qui diffuse un match de foot.
Deux garçons noirs en survetement et boucle dans l'oreille gauche> parlent du Bien et du Mal, assis sur un parapet à gauche de l'écran.
Celui qui a une casquette noire et des Reebok aux pieds essaye de convaincre son voisin :
 - C'est écrit dans le Coran, affirme-t-il d'une voix mal assurée. Demain je t'amène la Bible et je te montre toutes les fausses paroles qui sont écrites dedans.
Ils se taisent et jettent un oeil au match en cours. Le même reprend :
 - Il y a le 7ème Cieux tout ça, je te promets !... Demain j't'amènes le Coran, tu verras...
Ils parlent du Christ, fils de Dieu, et des racistes. L'arbitre siffle un coup franc.
- Cette religion, ma mère me l'a proposée alors je l'ai prise, poursuit  l'autre jeune homme après un long silence.
 - Et tu ne veux pas connaître la vraie voie ? répond l'autre.
 - Si je suis cette religion c'est que je pense que c'est la vraie voie !
 - Ouais mais tu es dans l'erreur et tu ne t'en rends pas compte...
 Ils soupirent, se taisent et tournent leurs regards vers l'écran.
 
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Vendredi 3 juillet 1998 17h.
Départ: station Bérault.
Un homme mi-chantant, mi criant s'engouffre dans la rame:
La France a gagné deux-zero tout le monde, messieur et mesdame est en droit de le savoir. Il enchaîne, excusez-moi de vous déranger mais j'ai passé la nuit dans une cage d'escalier alors si vous pouvez m'aider d'un francs ou deux que vous avez sur le cœur ça m'aiderait beaucoup...."  etc et l'homme passe parmi les voyageurs. Un passager lui donne une pièce, il la regarde, c'est une pièce de cinq francs, il s'écrit en sortant à la station suivante, ça fera cinq buts pour la France!"
Rue Saint-Séverin, un grand écran diffuse des images que des badauds de plus en plus nombreux s'arrêtent pour regarder. La voix du commentateur dit très fort, "est-ce que l'Italie a eu un frisson?"
Non loin de là, rue des prêtres Saint Séverin devant le centre de langue et de culture italienne des hommes et des femmes discutent en souriant et faisant beaucoup de gestes avec les mains.

A partir et 20h et pendant une heure et demi :concert de Klaxons sur le boulevard Montparnasse.
 
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3 juillet 1998, à l'heure de l'annonce de la victoire de la France sur l'Italie.
Paris

Du croisement de la rue d'Alésia avec la rue Raymond Losserand montent soudain une clameur immense et des coups de klaxon frénétiques. Une dame qui va dans cette direction commente : "Ca y'est, la France a gagné... et on dit qu'on n'est pas chauvin !  Va y'avoir de la bagarre ce soir, y'a intérêt à rentrer chez soi !"
Rue Raymond Losserand en direction de Montparnasse à la hauteur d'une mercerie-lingerie, un monsieur de cinquante ans environ, pantalon beige et polo jaune, teint clair, crâne chauve et voix joviale, en hèle un autre qui vient en sens inverse : "Dis-moi, peux-tu enregistrer le match ce soir ? Parce que je vais manger chez l'italien pour le faire chier !"
Cent mètres plus loin, un camion de propreté avance. Derrière lui, un automobiliste seul dans sa voiture arbore un sourire aux anges en maintenant sans discontinuer son doigt sur son klaxon. Derrière encore, c'est une jeune fille avec d'autres jeunes gens qui, tout sourire également, klaxonne, elle, en rythme.
A cet instant, venant de plus loin dans la rue, un hurlement... puis quelques rires.
Devant un café qui fait angle avec une rue adjacente, un jeune de trente ans assis sur sa moto dont l'avant fait face au trottoir explique à son voisin en faisant un rapide mouvement du bras en arrière, en avant : "Un but c'est un but tu vois... mais les penaltys ça fait monter la pression au top des top !"
Le calme revient jusqu'à l'avenue du Maine mais là, la circulation est intense et vibre de tous côtés de cris de victoire et de coups de klaxons. Au croisement avec la rue de la Gaîté, une voiture de sport d'un rouge éclatant, basse sur patte et le toit ouvert, prend le tournant à grande vitesse. Une seconde avant, un jeune planté avec d'autres jeunes sur le trottoir côté avenue du Maine au milieu d'un amoncellement de motos, l'avait saluée en soulevant son casque et en l’agitant à deux mains au-dessus de sa tête tout en criant : "VIVE LA FRANCE !"
Vers le milieu de la rue de la Gaieté, un homme en tee-shirt arrêté dans un renfoncement, la main droite passée sous l'aisselle gauche et le visage rouge brun éméché, jette aimablement à un passant : "Bonjour ! On a gagné !" Puis, sortant la main de son aisselle et faisant avec elle dans l'espace devant lui un rapide mouvement de coupe-coupe, il continue joyeusement : Le Brésil, c'est terminé, terminé !"
Sur l'espèce de placette en avant du théâtre Bobino, une banderole annonce :
LES SALES GOSSES FONT LEUR CINE...
et, sortant à ce moment de la porte-tambour de l'hôtel Mercure donnant juste là, trois jeunes personnes en robes élégantes s'alignent à trois pas devant, font des mines un peu confuses et sourient à l'environnement. Celle du centre a un diadème sur la tête et toutes trois portent en travers de leur buste une écharpe de député indiquant respectivement :
Miss Aube - Miss Dauphine - 2ème Miss Dauphine
Certaines personnes les regardent, la plupart ont les yeux fixés sur la portière avant d'une camionnette garée sur la placette à un mètre à peine, qu'un homme est en train d'ouvrir. Un court moment et les trois dames remuent les pieds, se frottent les bras,  se disent l'une à l'autre qu'il fait frais, rompent l'alignement et se renfournent dans la porte-tambour.
Quelques pas plus loin, le Théâtre Rive Gauche affiche deux pièces dont l'une a pour titre :
FOOTBALL ET AUTRES REFLEXIONS
Pour celle-ci, dans les vitrines de présentation, outre des articles de journaux, deux photos-couleur. Sur la première, derrière un filet de but aux larges mailles, une jeune femme debout en robe de crêpe couleur pêche,  vaporeuse et transparente, tend de la main droite à bout de bras et avec un sourire d'invite, un ballon. A ses pieds, sur une pelouse au vert éclatant, assis ou à genoux, contorsionnés, quatre footballeurs la regardent d'un air extasié. Un cinquième, extasié aussi, regarde, lui, devant lui. Sur l'autre photo ils sont tous debout, les uns bras dessus, bras dessous, les autres dans des poses de personnes prêtant serment, tous habillés différemment de la photo précédente. Elle, en rose violacé de haut en bas : lunettes à grands verres teintés, robe de satin à ras des cuisses, collant, chaussures à hauts talons-sabots... Eux : deux en pantalon léopard, l'un avec casquette à long bord relevé, l'autre avec bandana sur le front, deux autres en footballeur, et le cinquième mi-collégien anglais mi-footballeur : veste à rangs de boutons dorés et pochette écussonnée, culotte mi-longue, puis chaussettes et crampons.
Une famille arrive devant les vitrines : papa, maman, une fille de quinze ans, une autre de sept ou huit. Après un instant les parents s'éloignent, la fille aînée suit et la plus jeune, restée devant l'une des photos appelle : "Antonia, est-ce que ce sont les Sales Gosses ?" "Mais non, répond l'aînée qui est déjà à plusieurs pas, ici c'est le foot...". La jeune se carapate.

Rue de l'arrivée, l'oeil tombe sur l'emblème du Crédit Mutuel : un pentagone rouge avec trois ballons blancs incurvés formant ensemble un ballon entier. Trois pas plus haut, le  Bistro Della Torre, décoré sur toute sa longueur de deux frises en papier-crêpon : la première, une succession de mini drapeaux italiens vert blanc rouge, la seconde, une série de ballons blancs à pentagones noirs reliés entre eux par des lignes, noires aussi.
En montant la rue de l'Arrivée le bruit s'estompe et devant la gare Montparnasse le manège au décor mi-italien, mi-impressionniste, tourne. Rose saumon, rose ancien, vert mêlé de beige, jaune, bleu azuréen. Les chevaux montent et descendent, le carrosse est un cygne dont le col et le bec sont ramenés sur le plastron et pointent vers un écusson où sont dessinées deux lettres :
I F
à moins que ce ne soit un F, à la hampe dédoublée.
Le manège tourne, et voilà qu'au milieu des klaxons et des cris des environs, il tourne au son d'"Il est né le divin enfant" puis des "anges dans nos campagnes" :
GLO  OOOOO... OOOOO... ria          GLO  OOOOO... OOOOO... ria.... IN EXCELSIS DE... O....   GLO  OOOOO... OOOOO...

Quelques pas plus haut, les vitrines de la chapelle St Bernard. Dans celle de droite, une pancarte toute en longueur la traverse suspendue en diagonale et des mots y sont écrits, qui montent et qui descendent autour d'un ballon :
EFFORT - FRIC - ENSEMBLE - TELOCHE - DOPAGE- CHAUVIN - JOIE - EQUIPE - FETE - PUB
Vitrine de gauche, un grand ballon pervenche ou plutôt une mappemonde aux continents peints en marron et dont la ligne de l'équateur a été ceinte d'une bande de papier blanc où maintenant sont écrits, entre deux ciseaux ouverts, ces mots :
La "COUPE" du monde
A gauche de la mappemonde, un chapelet de ballons faits de carton plat reliés entre eux par un fil descend depuis le plafond. Sur chaque ballon, le nom d'un pays, son nombre d'habitants, son espérance de vie et son PIB par habitant - Espérance de vie la plus haute : Japon, 79,8 ans, la plus basse : Nigeria, 51 ans - PIB le plus haut : Etats-Unis, 158 382F, le plus bas : Nigeria,  8 106F.
Sur le sol de la vitrine, d'autres morceaux de carton blanc avec des phrases sur le football dites par des personnes connues. De Nelson Mandela : "Le football, aussi bien que le rugby et le cricket et les autres sports d'équipe, a le pouvoir de guérir les blessures."

A côté de la chapelle, l'arrêt du 58 qui remonte l'Avenue du Maine. A l'intérieur de l'autobus, une jeune fille de quinze ans avec un mini sac dans le dos et le visage peint : bleu à droite, blanc au milieu, rouge à gauche. Elle descend à l'arrêt situé près de la rue d'Alésia et s'engage rapidement dans celle-ci. Quelques mètres plus loin, des jeunes perchés sur un banc face à Monoprix l'arrêtent en la hélant. L'un d'eux en particulier, le visage peint comme elle, lui parle. Elle lui répond, répond aussi aux autres, sourit, danse d'un pied sur l'autre puis, saluant de la main, sourit une dernière fois et s'en va, vive comme avant. Quelques mètres plus loin elle se met à courir, bras étendus, comme un oiseau.
 
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Vendredi 4 juillet 1998, 19h15.
Haut de la rue de Belleville.
Dans un fantastique hurlement, hommes femmes et enfants jaillissent aux fenêtres de tous les immeubles, battent l'air des bras.
- On a gagnéééééé.
 
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Mardi 7 juillet 1998, 21h05.
Café l'Edelweiss, rue de Ménilmontant, Paris XXème.
(match Brésil-Pays-Bas).
Le match  vient de commencer. Une jeune femme et un homme d'une cinquantaine d'années fixent l'écran sur lequel est collée une étiquette indiquant "1600F" au feutre noir. Elle boit un demi. Lui un café. Au bar, quatre hommes parlant arabe jouent aux dés sans un regard pour la partie en cours.
21h48, l'arbitre siffle la mi-temps. Les clients payent leurs consommations et s'égayent dans la rue. Deux femmes attendent le bus, un pigeon se pose sur une cheminée, un autre roucoule au loin, un homme remonte la rue de Ménilmontant en mobylette. L'air est clair. Tout est calme.

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