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Les textes de l'année 1997


Janvier 1997, 18 heures. M° direction Châtillon.
Cravaté ongles noirs, cellulite caleconnée, jean taché peinturluré, imper chic cher coiffé, walkman jogging casquette retournée, tailleur boudiné, casquette tweed blouson daim lunettes, jambes contentionnées, veste et chapeau, attaché-case, semelles compensées, cheveux mauves permanentés, bas noirs cabas fatigué, chaussettes laine mocassins - à pompons.
 
 
Janvier 1997.
Métro ligne 2, entre Ménilmontant et Stalingrad.

Une bouteille de champagne nonchalamment calée dans la poche de son manteau, un jeune homme s'appuie contre le pilier central du wagon. Il laisse son regard se perdre au-delà de la vitre obscure ; de temps en temps, il trifouille une mèche noire ou il lisse du doigt ses rouflaquettes, déplaçant en même temps le poids de son grand corps proportionné d'un pied sur l'autre.
Assises sur quatre strapontins autour de lui, quatre femmes le regardent. Une des quatre, une Antillaise élégante dans la cinquantaine, l'apostrophe d'une voix claire, accent seizième :
- Oh, mais qu'est-ce que vous êtes mignon, mon cher!
Les trois autres rigolent.
Le jeune homme ébauche un sourire gêné.
Depuis le strapontin du coin opposé, c'est une femme plus jeune, jeans et boucle d'oreille, qui reprend la parole :
- Tu vas où tout seul, mignon?
L'homme fait semblant de ne pas entendre tandis que les quatre femmes rient ouvertement.
- Tu veux qu'on t'accompagne, petit, continue la même, d'un ton moins drôle, qu'on se fasse une petite soirée ensemble...?
Des éclats de rire féminins se lèvent et lui, un reflet de peur au fond de ses beaux yeux, fouille du regard le wagon : à bord il n'y a que d'autres femmes qui écoutent et qui rigolent, et il ne lui reste qu'à se retourner encore une fois vers la vitre.
Mais une troisième femme se lève de son strapontin, visage pointu, cheveux courts ; elle pose son attaché-case et s'approche de lui.
- Ah oui, une belle petite soirée à quatre, non, à cinq, je suis sûre que madame aussi aimerait bien, n'est-ce pas, madame? Sans arrêter de parler, elle lui pose une main entre le omoplates, dans un léger creux de son dos, puis la descend dangereusement vers les reins.
- Laissez-moi... dit l'homme à mi voix, pendant que le wagon entier rigole ; et le métro s'étant arrêté, il ouvre la porte et s'élance sur le quai.
 
 
Janvier 1997 - 18 heures.
Magasin Ed l'épicier. Louis Blanc, 10ème.

" Y'a rien à voler ici. Rien. Rien de rien. " tourne et vire une petite vieille.
" Ah si y'a du ruban, joli ruban, joli ruban. " Elle danse. Ruban collant de la balance à légumes. " Oh mon ruban, mon beau ruban ". Autre ruban rouge dans son cabas.
Elle est pliée sur le tourniquet et tend le bras vers les caisses.
" C'est quoi ça, hein? A quoi ça sert? ".
" C'qu'elle m'emmerde celle-là " fait le caissier.
" Ragnagna, ragnagna ", elle chante et le nargue avec une boîte de Tampax.
 
 
Mercredi 7 janvier 1997.
Sécurité Sociale, rue Manin, 19ème arrondissement.

Le compteur affiche le numéro 944. 4 personnes debout au comptoir, 11 assises, sans compter celles installées aux boxes. Toutes les 4 minutes en moyenne, une nouvelle personne prend un numéro au distributeur; le compteur affiche un nouveau numéro toutes les 10 minutes environ.
La petite dame au comptoir est embarrassée parce que pas mal de gens ont fait des demandes en double faute d'avoir reçu une réponse de la Sécu et que du coup, ils ont tous deux numéros de dossiers et qu'il va falloir voir ça au calme et qu'il faudra qu'ils reviennent.
Un jeune couple entre, prend un numéro au distributeur, ne trouve point de siège. Anguleuse de corps et très pointue de visage, la femme chuchote d'un ton de peste à l'oreille de son compagnon, le sommant d'attaquer directement le comptoir, sans attendre leur tour. Elle l'engueule : " Alors qu'est-c'que tu fous " et lui ordonne de reprendre ses positions quand il bat en retraite, gentiment refoulé par l'employée du comptoir au profit d'une Cléopâtre polaire (khôl, cheveux d'ébène, traits altiers et fourrures de la tête aux pieds) " Attendez un instant, j'en finis avec la dame, elle a déjà laissé passer d'autres gens 5 ou 6 fois. "
Au même comptoir, de l'autre côté de Cléopâtre, deux types aux godillots maculés de plâtre et parlant quelque chose d'allure slave renoncent à leur tour et quittent la salle.
L'employée à accent d'Arletty interpelle le copain de la peste. Il entame une phrase où il sort de l'hôpital. La peste se rue sur lui : " Non! qu'est-c'que tu fais, laisse-moi faire. " Le gars bat en retraite une seconde fois. Ce n'est plus lui, mais sa peste qui a été hospitalisée, coliques néphrétiques. Elle prend subitement un ton doucereux devant la décidément brave vieille Arletty dont tout ça n'est pas la faute, vu qu'il y a eu la panne, pas possible de traiter un dossier pendant toute une semaine, d'ailleurs c'est pas qu'ici, y a aussi La Poste, la COTOREP, le Louvre " La COTOREP, mon Dieu tous les pauvres handicapés, s'exclame l'ex-pestemais,  ils ont de la chance, leur dossier est passé, ça devait être juste avant la panne. " " Dieu merci ", expire la peste. " Mais ne vous réjouissez pas trop vite, ça va bientôt être comme en Amérique " soupire Arletty, " on a déjà perdu, on perdra tout, désolée, tout ça coûte trop cher, faut reconnaître. "
Ding! 949. Une jeune femme à bébé et une autre à chapeau foncent en même temps au comptoir, " c'est qui? " " Moi! " dit le chapeau. " Mais je suis venue à la coupure tout à l'heure et on m'a dit de revenir " gémit la toute jeune au bébé. " Attendez, je fais passer la dame au numéro d'abord " " Non, ça ne fait rien, j'ai le temps " concède la dame à chapeau. La jeune au bébé a un père sur la Sécu de sa mère et deux frères sur la sienne. Mais Kamel a eu 21 ans constate l'ordinateur, " vous ne pouvez pas garder les deux, faut choisir, alors Kamel ou Hazeddin? "" Ben, je vais peut-être prendre Hazedin, il est à 80%, il peut plus acheter son traitement, Kamel a une meilleure santé et puis il est étudiant... "
Une clameur venant des boxes " Alors, si on t'appelle, c'est qu'ya du monde! " Un grand type arrive au comptoir : " Voilà, voilà. Bon, 952! " " Mais..., fait piteusement le chapeau, c'est quoi ça, 949, j'en suis à 952! " . La jeune femme au bébé et la 952 témoignent du sacrifice du chapeau dont le cas est réglé en une minute par le type. " Bon, on va vous l'envoyer par la poste, La Poste devrait marcher, elle. "
La jeune au bébé préfère consulter Kamel avant de privilégier Hazeddin. Arletty quitte l'ordinateur. " Ben, où elle est ma petite dame à chapeau? " " Je l'ai prise, elle est là " rigole le grand type." Ah comme ça tu l'as prise, eh ben! "
Les deux Slaves ont réapparu et sont assis à un box vide.
Le chapeau aide la poussette du bébé à sortir. La jeune au bébé dit d'un air ravi. " Elle est vraiment gentille, cette dame au comptoir, dès que j'ai un problème, je vais la voir, elle m'arrange toujours. C'est que j'étais déjà venue tout à l'heure, mais c'était la coupure... " " Ah bon, ils font la pause à midi, maintenant? " " Non, la coupure d'électricité, c'était tout noir, ça fait au moins une semaine qu'ils sont toujours en panne, même le téléphone et toutes les machines... "
 
 
Jeudi 9 janvier 1997.
Porte de Vanves. Un taxi.

3 heures du matin. Dans le boulevard désert, une jeune femme bise un jeune homme et hèle un taxi.
Le chauffeur de taxi est de type et d'accent maghrébins, style Julio Iglésias (la trentaine, cheveux longs ondulés, lèvres épaisses sensuelles, yeux de velours) mais avec des renforts aux coudes de sa veste en laine à carreaux.
La cliente met la ceinture, derrière. Le chauffeur " Oh non, Madame, laissez tomber, c'est pas la peine ". " Ah bon, mais je le fais pour moi, pas pour vous, c'est pas obligé, n'est-ce pas? ". " Je veux, que c'est pas obligé ". " Vous, vous ne la mettez pas, je vois ". " Ah ben ça, j'voudrais bien voir ça, que j'la mette. Quand les flics y m'arrêtent, Ma chère, je leur dis : pour les taxis, y a une dérogation. Ils répondent : ah bon, on va vérifier. Et ils me laissent partir. ".
Le téléphone du taxi sonne. " Ah y m'emmerdent. Je leur déjà dit que je laisse tomber la course. Ca fait deux fois qu'y m'appellent et qu'y me mettent sur une course, je leur ai dit, pourtant. " " Ah alors là vous étiez parti chercher une course? ". " Oui Ma Chère ". "  Remarquez, avec moi vous ne perdez pas au change, je vais loin, Porte des Lilas. ". " Porte des Lilas, c'est à côté!. Qu'est-ce qu'on parie, j'vous y emmène en 7, 8 minutes Porte des Lilas ; Ma Chère ". " Non!?... Ben ça va plus vite qu'à pied. A pied, ça prend dans les une heure et demie, deux heures ". " Je veux, une heure et demie. Vous faites ça souvent? Vous travaillez là? ". " Non, seulement pendant la grève, je veux dire à pied, je l'ai fait que pendant la grève ". " Et sinon, qu'est-ce que vous faites-là ". " Des réunions littéraires ". " Des quoi? ".
La cliente explique le Journal Intime Collectif et conclut : " Par exemple, je pourrais écrire ce qu'on est en train de vivre, là, tous les deux ". " Quoi, la ceinture et tout ça? "." Ben oui, pourquoi pas "." Et vous êtes nombreux? ". " Ca dépend, ce soir on était que trois, c'était encore plus marrant ". " Et on vous paye? ". " Sûrement pas, c'est pas le but ". " Et le taxi, là, on vous le paye pas? ". Elle rigole. " Ben alors comment vous faites, ça doit être ruineux! ". " D'ordinaire, on est censés rentrer en métro, personne ne nous oblige à prolonger la réunion jusqu'à une heure pareille ". " Vous êtes riche alors, pour écrire comme ça, gratuit et même à vos frais ". " Ah ça non! ". Elle explique sa situation, pas brillante.
Il y a quantité de drôles de véhicules arrêtés sur le boulevard périphérique dans l'autre sens. " Vous avez vu, là, l'accident? ". " Hein? où? Non, j'ai rien vu. Ah je suis nulle sur ce coup-là, comme écrivain ". Le téléphone résonne. Cette fois il décroche et signale le périphérique bouché, en se trompant de sens. " Vous avez vu là! ". Le message s'est affiché en toutes lettres sur son compteur : " Accident périph extérieur, porte de Vincennes ". " C'est affiché dans tous les taxis aussitôt, ça leur évite de rester coincés ". " Ah oui! ". " Moi j'essaie toujours d'arranger les gens, Ma chère. C'est comme hier, j'ai eu un client, la nuit, j'ai vu tout de suite que ça allait pas. Je le lui ai dit. Elle m'a dit qu'elle aimait quelqu'un et qu'il l'a laissée tomber. Elle m'a demandé de l'emmener dans un endroit feutré ". " Feutré? C'est quoi ça? ". " Oui, vous avez bien compris, Ma Chère, feutré. Et c'était une boîte de nuit d'échangistes ". " D'échangistes? ". " Vous connaissez pas? Et bien Ma Chère, il faut rentrer en couple et après... Elle pouvait pas rentrer sans moi, je l'ai accompagnée et une fois dedans, on s'est séparés ". " Et vous avez payé votre entrée? " " Evidemment, j'allais pas lui demander de me la payer. C'est comme si vous me disiez, là maintenant, on va boire un coup : Ma Chère, je vous en paierai un et vous m'en payeriez un et ainsi de suite ".
" Et voilà, Porte des Lilas, Ma Chère, qu'est que j'avais dit, 8 minutes. Je continue? ". " Oui, rue de Belleville, jusqu'au feu... " Là, stop. Il pile. Le compteur affiche 95 francs. Elle tend un billet de 100. " Je vous le fais à 5 francs de moins ". " Et pourquoi? Je veux vous laisser le reste! ". " Vous m'avez dit que vous êtes au RMI ou quelque chose comme ça, ça fait 90 francs ". " Non, je suis intermittent du spectacle, ça va, et puis j'ai postulé pour un boulot, si je vous les laisse ça me portera peut-être chance ". " Ah bon ben alors merde, Ma Chère ".
 
 
Vendredi 10 Janvier 1997. 18H30.
Taxi de Montparnasse en direction du VIIe.

Qu'est-ce que c'est les autocollants sur votre tableau de bord?
Le chauffeur :
Ce sont les armes du roi de France, Mademoiselle.
La demoiselle :
Ah bon, c'est marrant non d'avoir ça dans sa voiture, vous avez le droit? C'est de la politique non?
Le chauffeur :
Oui, j'ai le droit, mademoiselle, car j'ai demandé l'autorisation.
La demoiselle, dubitative :
Ah?
Le chauffeur :
Oui, j'ai l'autorisation du chef de la Maison de France. Sans son autorisation, bien sûr, je n'aurais pas le droit. Je lui ai demandé et il m'a répondu que j'avais le droit. C'est avec l'autorisation du Roi de France que je porte ses armes.
La demoiselle :
Le Roi de France? C'est qui ça? Il existe?
Le Chauffeur :
Le Roi de France est le prince Henri-Robert d'Orléans, seul légitime prétendant au gouvernement de la France.
La demoiselle :
Mais vous ne croyez pas qu'il serait un peu largué le roi maintenant pour gouverner. C'est compliqué de gouverner aujourd'hui. Personne n'y arrive.
Le Chauffeur :
La question n'est pas là, Mademoiselle, je suis catholique, la royauté est pour moi un droit divin.
La demoiselle :
Ça ne vous gêne pas que l'Histoire ait détrôné les rois.
Le chauffeur :
Mademoiselle, vous avez entendu parler de la prise de la Bastille? Eh bien, la Bastille n'a jamais été prise, Mademoiselle, peu de gens le savent. La Révolution française a été une ignominie. Ils ont refait l'histoire.
La demoiselle se tait, la voiture file vers le VIIe.
 
 
Samedi 18 janvier 1997.
Rue du Faubourg Saint-Martin, vers midi.

Aux abords du métro Louis Blanc, une banque avec deux distributeurs de billets accolés l'un à l'autre. Le distributeur de gauche est occupé par une jeune femme bardée de sacs ; celui de droite est assailli par une personne gesticulante, une dame d'âge moyen portant manteau bleu roi, lunettes et chapeau et dont l'élégance évoque le style vestimentaire de la reine Elizabeth. L'élégante surexcitée grommelle à mi-voix tout en tapotant nerveusement le clavier de ses ongles longs et le trottoir de ses talons fins.
- Non c'est pas possible, ah non... J'tiendrai pas. Non vraiment il.... C'est comme ça qu'on perd la boule....
Des bribes se perdent dans son débit prestissimo excédé à pointes hystériques entre les "pas possible", "non, non, non" et "perdre la boule" qui se bousculent sur ses lèvres dans le frou-frou mécanique des billets arrachés au distributeur et encore alors qu'elle repart sur le trottoir tac tac tac tac les talons à la rencontre d'un monsieur à écharpe et cheveux blancs lui aussi d'une élégance voyante qui piétine en se tournant et détournant mains dans les poches d'un manteau noir.
Elle hausse le ton à son abord.
- Ah non, c'est pas croyable, j'ai joué le 16 et ...
Froid et sec, il coupe :
- C'est ta faute.
Elle éclate alors qu'ils reprennent leur marche sur le trottoir :
- Je ne veux plus jouer, j'en peux plus, c'est pas la peine de jouer si c'est comme ça, moi je m'en fiche de gagner de l'argent...
- Tais-toi. tu m'as fait perdre.
 
Elle s'étouffe : - Il y avait le 6 et puis le 10 et le 16...
Ils doublent le PMU bondé voisin de la banque.

29 Janvier 97, 8h30 du matin.
A l'angle de la rue Boissonade et bd Montparnasse, Paris XIVe.

Une peugeot 406 verte est garée juste au bord du passage clouté, à l'angle des deux rues. Le capot de la voiture est recouvert d'une tâche circulaire de 40 centimètres de diamètre. La tâche est visqueuse, une coulée molle dégouline sur le radiateur et la plaque d'immatriculation du véhicule. Il y en a un petit peu par terre. Les aliments digérés et rejetés sont roses et forment des paquets repoussés vers la couronne du cercle avec quelques amas plus épais par endroit. Au centre de la tâche il n'y a qu'un film gluant et translucide. Sur la fenêtre du côté du conducteur, une autre tâche de même type, d'une vingtaine de centimètres de diamètre, recouvre la vitre. Cette deuxième tâche est de consistance majoritairement liquide. L'impact principal a porté sur le centre de la vitre. Une partie du jet s'est écoulé sur la portière et la poignée du véhicule est touchée.

   
Samedi 1er février 1997, 15 heures.
Bibliothèque Port-Royal, rue Pierre-Nicole.

Deux filles, 13-14 ans. L'une, albinos avec des tresses rasta, se penche sur son cahier. Sa copine, elle, ne cesse d'évoquer des sujets divers. " Maintenant, j'arrête d'être mythomane! ". Quand elles se mettent au boulot, elles cherchent le sens de "féodal". Regardent le dictionnaire..." qui a les traits de la féodalité ". " Pfff...faut regarder à "féodalité" : "ensemble des lois qui régissent"...". Pfff...c'est quoi, "régissent"? ".
Quelques minutes plus tard, soupirant : " Pfff...y a un mot que je trouve pas dans le dictionnaire, c'est "méladramatique", j'ai cherché partout, je le trouve pas ". L'autre, impatiente : " On y va? ". " Oui, mais comment on fait pour méladramatique? ". " T'inquiète, je vais me débrouiller ".
 
En face d'elles, une femme, l'air ravagé, écrit des poèmes qui commencent invariablement par "Je me prédis" et finissent le plus souvent en boule dans son sac. Sans cesse dérangée par ses enfants, Hugo et Clara, qui parlent fort. " Laissez Maman travailler ", entend-on toutes les trois minutes.
 
 
11 février 1997.
Agence ASSEDIC, 36 rue du Maroc, 19ème arrondissement.

13 heures. Le monsieur qui fait le planton à l'entrée répond à une jeune femme essoufflée qui dit avoir déjà posté sa carte de pointage et mis la photocopie dans la boîte ici-même que ah la la, encore, je leur ai déjà signalé en haut qu'il y a un problème avec le pointage, mais il n'a pas de machine, vous devez prendre ce ticket, il appuie sur le bouton rouge de la machine à tickets, 594 et attendre. Un des compteurs affiche 558. Un autre 571. Une dizaine de grands bancs de fer pleins de gens leur fait face. Konterin coince à 558, Konterdeu recule à 563, puis saute à 031. Au guichet, un vieux Gepetto accompagné d'un petit Pinocchio très gai cède la place à deux jeunes Tamouls et part dans la rue. Tamoul et Tamoul se font refouler, rigolent, roulent des mots soyeux. Un jeune homme lit un gros Gogol, Gogol gros comme une Bible, une dame blonde à col roulé rouge se lime les ongles avec une lime verte, un grand monsieur noir d'un certain âge est planté debout, regard scotché aux guichets, à côté de sa femme pliée sur un banc. A côté, une quarantenaire décolorée flanquée d'un grand dadais nunuche genoux en dedans garde le silence et la pose. 576, 034, personne ne bouge. 577, un tout petit monsieur maghrébin galope et se hisse sur la pointe des pieds par-dessus le comptoir d'où dépassent des cheveux rares et frisés à plat. Gepetto et Pinocchio ont réapparu devant Guichet, collés derrière Touptitmossieu. Aussitôt tous trois quittent Contoire et divergent pour reconverger vers Portedesortie. 578, personne. Guetteur monte toujours la garde à côté de Famepliyé. 579, un jeune maghrébin classieux monte vers Guichet en même temps qu'un vieux beau moustachu qui le fusille du regard. El'Aklas fait marche arrière décontracté. 580. Touptimossieu revient à Contoire. Retourne à Bandefer. Personne pour 580? fait une voix féminine. 582, personne non plus, 583, idem. 584, un minuscule petit moustachu d'un âge et un jeune balèze bondissent en même temps. Balez bat en retraite. Entrent une grand-mère et un grand-père. Ils s'assoient à distance l'un de l'autre et se font des signes du menton. 596, Konter a bondi. Frisson dans l'assistance. Balez passe au guichet. Moustachudinadj tournicote dans la salle. Non, il n'y a pas de toilettes pour le public ici. 585, Grandma est auprès de Guichet, surveillée par Grandpa trois pas en arrière. Konter recule à 561, personne ne bouge, 023. Guetteur s'est assis à côté de Famepliyé qui explique à une dame blonde en après-skis que H désigne un guichet en haut et que c'est apparu trois secondes sous 023, que donc il faut monter mais Apresski a un doute, elle voudrait voir Planton mais où est-il, 594zette témoigne que c'est vrai, pour le H, mais Apresski s'en fiche, c'était juste pour savoir, elle n'a pas le 023, mais le 602. Le planton de rechange, un Asiatique chauve en veste de serveur, prend la relève. 037. Tamoul et Tamoul dans leur coin se balancent d'une jambe sur l'autre et sourient de toutes leurs dents en se coulant des syllabes liquides. Un jeune type se tire, un autre fume dehors. Une jeune blonde empâtée armée d'un cabas s'est assise à côté de Moustachudinadj et l'engueule en langue rauque en lui passant les papiers d'un dossier rose. 586 est une mémère à grosses fesses en fuseau et talons aiguilles. Blondakaba repart en claquant la porte, Moustachudinadj se terre dans un recoin vers Issudesekour. Tamoulplemié s'assoit, Tamoulsegong s'adosse sur lui. Blondakaba revient sans cabas. Guetteur s'est endormi sur le banc à côté de Famepliyé. 589, rien. 590, un monsieur noir à bonnet qui n'a pas bougé un cil dans l'heure précédente s'étire en direction du comptoir. Karantenerdekolorez rajuste le col de Grandadaynûnûch, ils se sont levés. Apresski saoule sa nouvelle voisine, une vieille chèvre à l'air revêche, chignon blond strict, lunettes dorées à chaîne, moue dédaigneuse, fuseau vert et chaussures dorées. Vieillchèvrevêche ne lève le nez de Journaldeptitzanonss que pour lâcher d'un air entendu à Apresski " On n'va pas parler de ça, parce qu'on n'aura pas la médaille de... hein! ". 592. Contoire est vide. Guichet attend. Guetteur et Famepliyé somnolent. Un jeune Hadj plein de prestance, calot, veston, chemise et pantalon blanc, belle moustache noire, yeux de velours, est refoulé par Plangtongdretjandj, " c'est l'autre agence, là-bas en face ". ElHadjBelmoustatch repart en remerciant. 591, recule Konter. Blondakaba et Moustachudinadj se sont rassis, Moustachudinadj brasse des papiers, tous deux repartent, vers la porte, Moustachudinadj fouille son sac plastique jaune, Blondakaba tient Dossiéroz. 566. Plangtongdretjandj envoie Blondakaba et Moustachudinadj en haut où normalement, s'affichent les mêmes numéros qu'en bas, normalement. Une jeune forte blonde qui vient d'arriver parle à son téléphone portable et à Plangtongdretjandj à la fois. Forteblonde fait une bise à Portabl et une moue à Plangtongdretjandj. 564, Konter recule toujours. Un jeune type assorti d'une jolie blonde mode arpente la salle en gueulant " Enculés, tous des enculés, tu vas voir... ". Ils sortent. Tamoulsegong s'assoit face à Tamoulplemié. Entre un monsieur noir pauvrement vêtu qui traîne un vieux gros sac plastique archi-plein. Noarragrrossak se dirige avec assurance vers Machinatiket et appuie sur Boutonrouj. " Monsieur, votre adresse s'il vous plaît " fait Plangtongdretjandj la main sur Tiket étranglé qui essaie de sortir. Noarragrrossak ahuri : " La Villette, ici quoi, La Villette ". " Oui, mais quel numéro? " insiste Plangtongdretjantj, " vous habitez où? " Eclair de panique dans le regard de Noarragrrossak. " C'est ici mon agence, ici, je viens toujours et.... " " J'ai bien compris mais ", coupe Plangtongdretjandj " ... et puis je suis de la sécurité, qu'est-ce qu'il y a dans ce sac ". Plangtongdredjandj tire Grossakpling. " C'est mes...  " bredouille Noarragrrossak. Plangtongdredjandj lâche Grossakpling d'un air dégoûté. Noarragrrossak se tasse contre un mur. 16h30. 594.
 
 
Mercredi 12 février, 19h30, 1997.
Métro Ménilmontant.

[chanté] " Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous. Des p'tits trous, p'tits des trous, toujours de p'tits petits trous. Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous... " répète inlassablement un poste posé sur les genoux d'un jeune maigre, aux rouflaquettes, habillé d'un costard moulant.
La densité humaine sur le quai est grande.
" Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous ".
Dans la foule, un monsieur s'agite, cherchant par l'orientation de ses oreilles la source sonore ; il l'identifie et s'en approche (" ... des p'tits trous, toujours des... ").
- Bonsang! il s'exclame, planté devant le jeune, Vous pouvez pas passer au reste, non? Y a bien un reste non? [chanté] " J'suis l'poinçonneur des Lilas! " C'est bien joli, non? Décoincez-moi ce disque, nom de Dieu!
Le propriétaire du poste le regarde inclinant d'un côté son visage où apparaissent soudain de nombreuses rides.
- J'ai fait la cassette , dit-il, gentiment, pendant que ça continue " Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous... ".
L'autre regarde d'abord le poste, puis le jeune. Le ton de ses paroles se fait tranquille et intéressé :
- Ah! La cassette. Et vous pourriez pas l'écouter dans un machin, là, avec les écouteurs?
- Non mais c'est pour que tout le monde en profite. Vous comprenez?
La rame arrive bruyante et pleine. Le jeune éteint le poste et monte. Le monsieur aussi monte, mais dans un wagon différent. Ecrasé contre la masse humaine, il fredonne :
" Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous, pom pom pom, Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous, pom pom pom... "
 
 
 
Le 24 février 1997, 10 heures.
Pont d'Austerlitz.

Sur la chaussée centrale du pont d'Austerlitz, assis jambes écartées tendues devant lui et rigolant à pleines dents au milieu des 4 files d'automobiles qui traversent la Seine vers le sud ce matin, il y a un homme noir en bleu de travail, d'une cinquantaine d'années en train de se faire chauffer les fesses sur le bitume encore tiède que ses collègues, tout aussi noirs et hilares, lissent à quelques mètres de lui sous la pluie fine.
 
 
Jeudi 13 mars 1997.
Salon du Livre/Porte de Versailles.

Une grande femme brune, toute en cou, renverse la tête.
 
Le mouvement est répété, identique à chaque fois, naturel et animal.
Les gens, devant, derrière, se poussent à chaque fois qu'elle le fait, la regardent, se tortillent pour la suivre des yeux.
 
Six, sept fois, systématiquement, elle se renverse offerte et empruntée.
 
Dès qu'un nouveau venu arrive sur le stand, sa mécanique s'enclenche : un, puis deux pas en arrière, les deux bras qui s'écartent, s'élèvent, la peau du cou qui se tend, les cheveux qui pendent et, enfin, bref et cliquetant, un petit rire final avant l'envolée : " Ah c'est génial, qu'est ce que tu fais là? ".
 
Puis c'est le verre fin où pétillent les bulles, la banderole de l'imposante maison d'édition se bleuit de fumée jusqu'à ce qu'un nouveau venu arrive, hop, elle glisse vers lui en abandonnant le dernier accueilli.
 
Celui-ci piétine d'un pied sur l'autre, tapote les piles noires, bleutées, brochées, gaufrées, soupire, en fait tomber une bonne douzaine dans la poussière " Merde! " le papier japonais est tout maculé de vin, de traces laissées par les pieds.
Le pantalon du visiteur est froissé, il brille un peu sur les fesses. Des fesses qu'il gratte frénétiquement depuis qu'il s'est installé de trois quarts profil.
 
- Ca fait du bien, hein?
- ...
- Vous avez raison d'ailleurs, dans cette merde y'a plus qu'à se gratter!
L'homme au costume et au verre d'un même blanc fumé se retourne, il est rouge comme les bandeaux de promo sur les livres du premier rang.
Face à lui, un mètre soixante dix de noir : un homme penché, cheveux, yeux, teint, mains, jeans, tous noirs le regarde.
 
- Euh...bredouille le premier.. ; c'est un fait, depuis que ça n'a plus lieu au Grand Palais c'est plus ça!
- Mais non mon lapin...on est bien dans un hall d'expo ici, comme au salon de l'Agri...Tu le sais, toi aussi, le marketing ça te connaît? Il siffle d'un trait son verre de vin bien tannique qui laisse des traces sur le gobelet plastique :
- Remarque on en profite pour picoler entre potos au moins, c'est pas mal!
L'autre le regarde en hochant la tête, tapotant ses mains l'une sur l'autre.
Il va s'éloigner mais fait volte-face. Il saisit l'un des ouvrages noirs au titre en larmes de sang et lance au petit noiraud :
- Ah c'est vous, je vous ai vu...
- Aux guignols pardi, moi je fais dans la guignolade, pas toi mon gars?
A ce moment là, deux jeunes filles très grandes passent dans l'allée J " Oh, dit l'une d'elle, t'as vu c'est le mec qui était aux Guignols l'autre soir.
- Tu vois, j't'ai dit, c'est super de venir en nocturne...viens vite là bas y'a Sollers. " Un soupir "  Ch'sais pas si on aura le temps de voir tout avant la fermeture! "
 
 
19 mars 97, 19h15.
Métro, Porte de Montreuil.

- C'est la fatigue de la journée de boulot?
L'homme s'est adressé à la jeune femme sur un ton amical, les sourcils levés et un sourire en coin. L'épaule calée contre un distributeur, la jeune fille se redresse et dit : " c'est la fatigue ".
Il continue : " faut prendre des vacances! "
Elle répond : " plutôt difficile en ce moment ".
Il raconte : " avec ma femme on a décidé d's'en prendre, 25 ans d'usine faut savoir prendre le large quand c'est nécessaire, et comme c'est nos vingt ans d'mariage, direction le Cotentin, j'refais l'parcours d'mon voyage de noces. "
Le métro est à quai, s'engouffrant à l'intérieur, il s'assoit sur un strapontin, elle reste debout.
Il reprend le fil de l'histoire : " vingt ans! oui madame, vingt ans et que du bonheur...(il lève l'index à hauteur de sa joue)....j'dis pas qu'on a pas eu d'emmerdes, des coups de gueule et autres mais, vous m'croirez ou vous m'croirez pas, j'suis jamais allé voir ailleurs et j'vais vous dire, même, j'ai jamais eu envie d'aller chercher autre part que sous mon toit. Ca aurait prouvé quoi? que j'suis un homme, foutaise!!! "
Elle interroge : " vous avez des enfants? "
- Deux garçons, 16 et 12 ans, maintenant qu'ils sont grands on peut les laisser seuls quelques jours et faire ce voyage. J'ai d'ailleurs pas encore dit à ma femme qu'on ferait ça comme dans l'temps, en moto...oh et puis le Cotentin, c'est magnifique, vous connaissez?
- Un peu.
- Moi, j'fais la côte, la route la plus près de la mer, on s'arrêtera dans les campings ou les hôtels si y a pas d'place.
Ils descendent à la même station mais se séparent en choisissant leur correspondance.
- Bon voyage.
- Bonne continuation et merci pour votre sourire.
 
 
Dimanche 23 mars 1997, 14h30.
Rue Oberkampf.

- Je ne t'aime plus! dit un monsieur à une fillette de cinq ou six ans, refusant de prendre la main qu'elle lui tend. La fillette rit, s'écarte de quelques pas puis revient à l'attaque.
- Je ne t'aime plus! répète l'homme, sérieux jusqu'à ce qu'elle s'écarte à nouveau.
- Je ne t'aime plus! il insiste une troisième fois, d'un ton parfaitement détaché. Elle reste plantée sans avancer, sans rire.
- Dis donc, papa, pourquoi tu ne m'aimes plus?
- Ah, dit l'homme, mais parce que tu t'es fiancée sans rien me dire!
Elle rougit.
- Mais, voyons, c'est pas définitif, papa! Je suis petite!
- Ah bon? dit le père, faisant mine d'être surpris. Il s'approche d'elle et lui tend la main en souriant.
Elle sourit en réponse. Puis, malicieuse, retire la main qu'elle allait mettre dans celle de son père et s'exclame :
- Je ne t'aime plus!
 
 
Début avril 1997, 9heures.
Bus 62 (Vouillé/Tolbiac).

Une pluie de pétales blancs tourbillonne, par un vent froid matinal, sur la rue d'Alésia dans le soleil.
Une femme enturbannée traverse la rue en courant, manteau au vent, un homme fume goulûment une cigarette en marchant.
Certains montent, d'autres descendent.
Les mains plongées dans ses poches et le nez légèrement rosé, une femme regarde la devanture d'une crémerie.
A l'arrêt d'en face, une grosse femme, les cheveux roux au vent, regarde sa montre, une autre gantée lit le journal.
Les uns descendent, les autres montent. Les uns se précipitent dans le froid tourbillon de lumière, les autres se calent.
Au carrefour de la rue de la Glacière, la pancarte bleue indique maintenant : rue de Tolbiac, 13ème arrondissement.
Les mêmes pétales y tombent en flocons.
 
 
Avril 97, 10 h.
Dans un centre commercial, Fontenay.

Dans un centre commercial, une vieille dame entre et va vers le rayon des bonbons. Elle ouvre un paquet et vole une sucette. Elle la tient dans sa main. Un petit garçon la bouscule. La vieille dame perd l'équilibre et rentre dans un caddie, lâchant la sucette.
 
 
Mardi 8 avril 1997, 23h10.
Gare du Nord.

Ceux qui descendent de l'Eurostar se déversent directement dans la sortie " taxi ". C'est un couloir souterrain étroit, entrecoupé par des escaliers, fortement éclairé au néon. Là, tout le monde va à grande vitesse ; la plupart des ex-voyageurs traînent derrière eux de petites valises rectangulaires sur roues, qui grincent chacune sur un ton différent.
Deux hommes zigzaguent à toute allure dans le flux, les pans de l'imper et la cravate au vent, leur dures valises compactes à la traîne, peu soucieux d'avoir abattu au passage une ou deux vieilles dames, un touriste arrêté le nez en l'air et un couple enlacé.
Il butent enfin dans leur course sur une femme qui porte une petite valise et deux sacs en plastique remplis à ras bord de livres. Un des deux pressés se fraye un passage en un coup d'épaule qui a pour effet de déséquilibrer la femme. Celle-ci, pour retrouver son équilibre, pagaye du coude avec un geste brusque qui se transforme en un coup en plein dans le diaphragme du pressé, juste au dessus de la ceinture. Le sac en plastique suit le coude, qui bascule, lui, juste au dessous de la ceinture.
L'homme attrape le bras de la femme, hurlant sur un ton indigné :" Ça va pas la tête non? ", ce qui provoque le renversement des bouquins, qui entravent la valise à roues sur laquelle trébuche le deuxième homme.
- Vous êtes cinglée, ou quoi? S'exclame celui-ci, à quatre pattes, pendant que la femme récolte ses livres.
- Ah c'est pas vrai, "Bienvenue à Paris"...
Le flux de gens double le trio des deux côtés. Les hommes ne cessent d'insulter la femme, qui, elle, essaye de redresser les couvertures abîmées de ses livres. Ils s'en vont avant elle.
Une vieille femme restée en arrière l'approche.
- Ié peux voussaider? demande-t-elle, la voix résonnant dans le couloir désormais désert, comme ça i'en profite pour mé rréposser cinq minutes..., et sans attendre la réponse, elle s'assoit sur sa valise, essoufflée.
 
 
Du 21 avril au 21 mai 1997.
Boulevard Sébastopol.

21 avril.
Un temps, chaud.
Un homme, noir.
Une attitude, accroupie.
Et...et...
Une distance, un mètre du trottoir.
Des voitures, beaucoup de voitures.
Et...et cet homme chie.
 
 
21 mai.
Le ciel est nuageux.
Une crotte fraîche sur le Sébasto.
 
 
Vendredi 27 avril 1997, 17h.
Métro ligne 1, après l'arrêt de l'Étoile.

Un groupe d'adolescents très blonds et blacks se déverse dans le wagon. Deux filles se précipitent sur les deux seules places libres et s'y affalent, les joues légèrement rouges et le regard hagard, exprimant d'une série de miaulements américains leur soulagement d'être enfin assises.
Une des deux, les yeux fermés et la tête appuyée contre l'épaule de sa copine, s'exclame en souriant (et en anglais) :
- J'aime bien cet endroit!
- Lequel? fait sa copine, elle aussi les yeux fermés mais la tête moins commodément appuyée sur la barre en fer qui surmonte le dossier du siège.
- Paris! C'est mieux qu'Hambourg.
- Tu peux le dire...
- Et puis ce n'est pas du tout comme ma mère l'avait dit, que t'es toujours étouffé par une foule monstrueuse, que t'es toujours en train de respirer dans les aisselles de quelqu'un.
- Un peu quand même...
- En fait, je me demande s'ils ont des maisons.
- Tu plaisantes, y a que ça, des maisons!
- Non mais je veux dire, où habitent les gens? Il n'y a pas de maisons!
- Ils habitent là dedans, dans des appartements.
- Quelques uns, peut-être, les célibataires... Mais tout le monde, les familles je veux dire, les enfants qui vont à l'école?
- Tous là dedans. Comme nous à l'hôtel. A propos, je réserve la baignoire! Faut bien que je me prépare psychologiquement au repas. S'ils nous donnent encore des éééis-caa-goouts je vais craquer.
 
 
30 Avril 1997, 17h50.
Place de la Bastille, Paris.

Une jeune femme marche de long en large face aux escaliers de la bouche de métro. La pluie tombe doucement sur son parapluie. Elle s'arrête soudain en voyant venir vers elle un bouquet de roses tenues par une jeune main masculine. Ses yeux s'assombrissent, elle referme le parapluie et le coince sous son bras. Puis, elle gesticule des mains, entremêlant ses doigts les uns avec les autres formant de multiples figures, ses lèvres remuent mais aucun son n'en sort.
L'homme s'approche d'elle et lui fait chut de son index ; elle lui tape sur le bras et lui désigne la montre qu'elle porte au poignet. Il lui tend les fleurs avec un sourire contrit et s'adonne à la même gymnastique manuelle qu'elle mais plus lentement. Elle se calme, sourit. Il prend alors le parapluie, l'ouvre, passe la main autour de sa taille et l'emmène.
 
 
Samedi 3 mai, 13 h 30.
Rue Servan.

- Tu la fermes! crie une voix d'homme, éraillée, pâteuse.
- Je vais m'en aller, j'en peux plus, j'en peux plus, répond une voix très aiguë de jeune femme.
- Ferme-la connasse!
- Non, je veux crier! Je te hais, je te hais!
Suivent des bruits de chaises déplacées et comme de couverts qui tombent sur un carrelage.
- Laisse-moi, monstre! MOONSTRE!
Une femme dans la cinquantaine se penche à l'extérieur de la fenêtre, attrape les deux battants ouverts à la douceur du printemps et les referme, rendant son silence à la rue.
 
 
Dimanche 8 juin 1997.
Fête de la Page. Rue Raymond Losserand. Paris 14éme.

Du vent. Un vent puissant agite la place, emporte les affiches, bouscule des stands brinquebalants, arrache les petits papiers des mains des gens, les entraîne en l'air, haut, dérange les fragiles installations. Une place. Bordée d'arbres, baignée de soleil, bondée de monde. Il marche, croise quelqu'un disant : " C'est une rumeur qui circule : elle est belle! ". Il l'entend plusieurs fois, autour de lui : " elle est vraiment belle! ". La musique couvre la place, dense d'hommes, de femmes et d'enfants, colorés et animés. Il en fait le tour, dévisage des têtes, fend la fête, ses lèvres murmurant des pardons, des excusez audibles et clairs, il cherche, souffre, sue, chante des bribes de paroles du groupe qui joue sur la petite scène. Une pièce de théâtre débute, il ralentit, applaudit, repart. Il circule encore sur la dalle, cadrée par des rangées d'immeubles puis la voit, s'approche de la table où derrière se tient droite, fixe, une femme. Aux questions qu'il pose d'une voix forte, elle répond :
- Ce n'est pas exactement un atelier d'écriture. Chacun vient avec un texte, il n'y a pas de spectateur. Vous trouverez les règles dans le premier recueil.
La femme brune garde ses lunettes de soleil et parle beaucoup avec ses mains, bien calée derrière sa table. Il pose de nombreuses questions. Les tracts de présentation de l'association volent, disparaissent, par terre, la femme brune lui demande de l'aide, de les retenir, de poser les mains dessus pour faire poids. Ce qu'il fait, enjoué. Il sourit.
- S'il vous plaît, parce que je cherche un stylo.
Elle remercie en souriant.
 
 
Vers le 19 Juin 97, vers 19 heures 30.
Place du Châtelet.

Les voitures tournent autour de la place.
 
Plus ou moins vite, suivant les modèles, suivant les conducteurs, suivant les filles qu'il y a ou non sur les trottoirs.
 
Les filles bougent sur les trottoirs, les filles ne restent pas en place, les filles tournent autour de la place.
 
Toujours très vite, elles.
 
Des gens sont amassés devant le théâtre, ce sont des vieux, ce sont des femmes.
 
Elles ont les cheveux courts et oranges ces vieilles femmes qui ne se regardent pas, ne se parlent pas, ces vieilles femmes qui attendent.
 
Elles sont immobiles et puis rentrent subitement dans le théâtre voir des filles s'agiter plus ou moins vite, ne pas se regarder, ne pas se parler, attendre.
 
Les filles tournent autour de la place.
 
Les voitures tournent autour de la place, dans l'autre sens.
 
Plus ou moins vite, elles.
 
 
Vendredi 26 juin 1997.
Rue D'Alésia.

Une vent glacial souffle dans la rue, fait onduler les arbres et baisser la tête aux passants. Une pluie fine crachine.
Une petite fille, un chapeau enfoncé sur la tête jusqu'aux yeux, est juchée sur les épaules d'un homme qui, marchant d'un pas pressé, balaye d'une canne blanche le trottoir encombré.
 
 
Le 27 juin 1997, 16h30.
Une arrivée de train à Montparnasse
, dans le compartiment non-fumeurs.
- Vous aussi vous avez une Samsonite? Oui, c'est bien une Samsonite, je reconnais le sigle.
- Oui.
- Voilà ce que je leur reproche...
et illico presto, il s'empare de la mallette rouge de son voisin pour la démonstration du problème.
- C'est la poignée amovible, regardez elle est bien trop courte!
Tous les regards des occupants du wagon sont rivés sur ce vice de fabrication.
La dame aux lunettes délaisse sa revue ; il n'y a que le garçon au walkman qui regarde en l'air.
 
 
Un après-midi du mois d'août 1997.
Boulevard Raspail.

Deux hommes, non-voyants, avancent lentement sur le trottoir, l'un vers l'autre.
Ils se cognent. Leurs cannes blanches s'enlacent avec un bruit sec, comme deux épées.
Une passante les aide à se dégager et ils continuent leur chemin.
Puis elle appelle son chien : " Qu'est ce que tu fais là? Allez, viens il n'y a rien à voir! "
Le petit chien la suit en silence.
 
 
Août 1997.
Entre la rue Cardinet et la rue Fessart.

Si vous avez un itinéraire préféré, indiquez le au chauffeur.
" Oh lala, que ça conduit mal! "
"Votre responsabilité serait engagée en cas d'accident".
Bruit de moteur.
"Attention, pour votre sécurité, pour celle des autres, n'ouvrez jamais la portière côté circulation".
Accélération - décélération.
"Les chèques ne sont pas acceptés dans cette voiture".
L'air chaud entre par la vitre côté chauffeur.
Toux grasse et répétitive.
Feu rouge - arrêt.
Un homme s'approche, penche la tête vers le conducteur.
" T'as pas un p'tit quelque chose "
Refus.
L'homme : " Moi je peux crever "
Le chauffeur : " Moi aussi je peux crever en bossant comme un con "
Feu vert - accélération.
 
 
Lundi 11 août 1997, entre 15 et 16 heures.
A la sortie du cinéma Arlequin, Paris 6ème.

A la sortie de l'Arlequin. On donne "The Man from Laramie" d'Anthony Mann avec James Stewart. C'est la canicule. A 5 heures du soir, il fait encore près de 32 degrés. La foule s'égaye vers les terrasses des cafés les plus proches : "Le Cassette", le "Relais Saint-Sulpice", le "Café du métro". Des Perriers, des Heineken, des Coca-cola. Les bulles crépitent au contact de l'air. La rue de Rennes tremble de chaleur. Un flot discontinu de voitures. Les gens tentent de traverser la rue sans tenir compte des feux rouges. Une nouvelle queue se forme pour la séance de 18 heures. Il y a de l'air conditionné à l'Arlequin.
 
 
Septembre 1997.
Bd du Montparnasse au niveau de la rue Campagne-Première.

Une femme poussant poussette avec petite fille dedans, passe devant banc avec un homme à la barbe longue et portant lunettes sur un gros nez violet.
Il dit " Bonjour bébé " au bébé, avec sourire édenté. La femme pousse poussette vers le passage clouté.
L'homme crie à son adresse " Toi tu as une sale gueule! ".
Un temps.
Le feu est vert.
La femme rebrousse chemin et tire poussette vers banc.
La femme avec quelque chose dans la voix : " Pourquoi vous m'agressez? "
L'homme de son banc : " Je ne vous agresse pas "
Un tout petit temps. " C'est vous qui m'agressez avec votre sale gueule. "
Un grand temps pendant lequel la femme pousse un peu poussette : " Mais vous aussi vous avez une sale gueule! "
Puis pousse vivement poussette vers passage clouté.
Derrière, l'homme de son banc " Moi, je n'ai pas une sale gueule! J'ai de très beaux yeux bleus! "
La femme pousse poussette sur le passage clouté tête baissée.
 
 
Jeudi 4 septembre 1997, 8h30-9h.
Rue Blomet-rue Lecourbe.

8h30 : baguette.
8h40 : boum!
8h40.10 : " C'est une bombe "
- qu'est-ce que c'est, demande un petit garçon.
- une bombe.
8h43 : aux alentour du 18, rue Blomet : environ 56 000 éclats de verre jonchent le sol. Les carreaux sont par terre au coin de la rue des Volontaires, rue Blomet sont figés parents et enfants.
" Mais qu'est ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe, qu'est ce qui se passe... "
8h50 : rue Lecourbe, le boucher balaye des morceaux de glace
9h00 : quelqu'un dit : " c'est le gaz "
 
 
Samedi 6 septembre 1997 21h10.
Pharmacie des Arts, bd du Montparnasse.

Un jeune homme roux et gauche, portant un jean moulant s'adresse à la pharmacienne.
- S'il vous plaît......savoir.... mémoire?
La pharmacienne :
- Que désirez vous monsieur?
Le jeune homme :
- Voilà. J'aimerais savoir s'il existe un médicament pour la mémoire.
La pharmacienne :
- Il existe des stimulants à base de phosphore, mais c'est pourquoi exactement Monsieur?
Le jeune homme.
- Voilà, (le jeune homme se dandine un peu change de pied d'appui,) je chante et je n'arrive pas à retenir les chansons, enfin si deux ou trois mais pas plus.
La pharmacienne.
- Vous n'avez pas d'examen à passer? Ça ne peut vous aider que ponctuellement.
Le jeune homme.
- Non c'est pour m'aider à apprendre par cœur vous voyez, je n'y arrive pas, à retenir les paroles, ça ne rentre pas, je me trompe.
La pharmacienne.
- Ce sont des stimulants, simplement, et cela ne marche que sur une période, pas sur le long terme.
Le jeune homme.
- Vous voulez dire qu'il faut faire une gymnastique, enfin, une gymnastique de la mémoire, il faut que je me force quoi, que je recommence, et recommence et recommence jusqu'à ce que j'y arrive, oui oui, je comprends, vous avez raison madame, je vais me forcer à apprendre par cœur, au revoir madame. Merci beaucoup, Madame.
 
 
Jeudi 11 septembre 1997, 18h40.
Place Charles Michels.

Un grand type très mince, habillé tout en blanc au bord du trottoir, immobile, une baguette de pain à la main, regarde longuement les feux tricolores et la rue devant lui. Et soudain pose son grand nez sur le bout de sa baguette.
  
 
Jeudi 25 septembre 1997.
Rue André Breton.

Il y en a des dizaines. Ils investissent leur territoire entre les rebords sous les grilles et la rue proprement dite.
Ils sont autour du banc, sur le banc, trônant - entourant une vieille dame digne, le port haut, qui lit son journal, sous le soleil chaud, sous l'œil du peuple des pigeons.
Il n'y a pas de pain.
  
 
Jeudi 2 octobre 97.
New-NiouLaville - Quartier Belleville.

Une grande salle de restaurant et des chariots poussés par des dames asiatiques qui circulent dans les allées. Au fond, assis à une table derrière une balustrade, un couple blanc. Sur la table une soucoupe, dans la soucoupe un petit monticule de crème.
La femme goûte : " mais c'est de la mayonnaise! " s'écrie-t-elle.
Une dame à chariot passe dans l'allée à côté. La femme attablée demande à la dame au chariot :
- C'est de la mayonnaise?
-  Oui.
- Vous mangez de la mayonnaise vous?
-  Oui oui.
-  Ah? fait la dame attablée étonnée.
-  Oui, c'est pour manger avec le cocktail de fruits.
 
 
Mercredi 8 Octobre 1997, environ 8h.
Ligne 12.

"En cas d'affluence ne pas utiliser les strapontins".
Enlacées, entassés, Notre-Dame de Lorette.
Une tête disparaît:
- Excusez- moi mademoiselle, vous êtes malade?
- Non, pourquoi?
- Parce que vous pourriez avoir la gentillesse de vous lever.
-  Ça changera quoi?
- Pas grand-chose, on aurait un peu plus de place.
Précise-t-il en reprenant maintenant sa place au milieu de l'hostilité ;
suivi de près par la jeune femme aux boucles blondes et maquillage Barbie.
- Vous pourriez le demander plus gentiment.
-  Vous plaisantez? là, je crois que je rêve... je...vous...vous...je...
Remous, tangage, Trinité. Il lui a cloué le bec à présent.
Saint-Lazare, Madeleine, elle est rouge de honte.
Concorde, Assemblée Nationale, il est presque gêné.
Rue du Bac, Sèvres-Babylone, plus un seul regard croisé.
Courbe, vacarme, Notre-Dame-des-Champs. Elle se faufile, veut sortir.
- Bonne journée tout de même, lui lance le jeune homme.
- Merci, et je suis moins conne maintenant!
  
 
Novembre 1997.
Rue Boissonade.

Un type en manteau de cuir sort de l'immeuble et s'engage dans la rue, il pleut et il se dépêche, une mallette noire à la main. Il y a une ombre qui marche au bout de la rue Boissonnade. Le type ouvre la porte d'une voiture juste au moment où l'ombre crie " hey monsieur ". L'ombre se déplace rapidement vers la voiture, le type balance sa mallette sur le siège du conducteur et avance vers l'ombre qui titube en écartant les bras. Ils ont le même âge, l'ombre avec les cheveux longs et bouclés de graisse et de pluie, très maigre avec la bouche édentée et grimaçant douloureusement. Il est deux heures du matin et il pleut encore vaguement.
L'ombre demande s'il a quelque chose à manger ou à boire, en gémissant et se tordant bizarrement. L'autre dit que non, je n'habite pas là je rentre chez moi, c'est loin. Un peu d'argent alors, m'sieur. Le type en cuir tâte vaguement sa poche de pantalon, mets la main dedans et, sans regarder, lui file un billet en disant voilà. L'autre le regarde subitement, il geint, il dit merci m'sieur et met l'argent dans la poche gauche de son pantalon en demandant si m'sieur vous n'allez pas à Cardinal-Lemoine. Je ne sais même pas où c'est, à cette heure là, et je rentre chez moi, c'est très loin en province, répond le type au cuir. Non, je ne peux pas vous emmener, il marche lentement vers la voiture en lui parlant doucement et il s'assied en lui disant au revoir pendant qu'il le suit en disant mais non, attendez m'sieur, attendez, s'il vous plaît, vous passez par où? Je ne peux pas vous emmener. Il répond ça va pas du tout, regardez en soulevant ses bas de pantalon, il y a des petites marques rouges sur ses jambes, il pleure presque. Vous voulez que j'appelle quelqu'un? Demande le type dans la voiture, il ne veut pas du tout, il veut qu'il attende, m'sieur, il sort le billet de sa poche et le regarde éberlué en pleurant mais c'est de la merde ça. Je sais. Il lui dit que je sais. Il le regarde, regarde le billet, c'est super sympa m'sieur. Il fouille dans la poche droite de son pantalon en se penchant comme si il allait tomber sur le côté et dit attendez partez pas je vais vous faire un cadeau. Il sort un truc brillant et lui tend, l'autre le prend et dit qu'est ce que c'est? Je sais pas.
Merci. Je dois y aller. Au revoir m'sieur c'est sympa. Au revoir, il a une petite chaîne en plastique dorée dans la main avec des boules dorées,
quatre, un bracelet de poupée. Sa main se crispe dessus et il démarre.
L'ombre titube, retourne au bout de la rue Boissonnade et disparaît et la voiture disparaît.
 
 
12 Novembre 1997. 19H45.
Square Vercingétorix.

Une petite fille à peine marchante titube entre les rosiers et cueille les boutons de roses jaunes avec application, sous l'oeil attendri du gardien du square.
Un homme, entre deux âges, se rue sur elle et se met à hurler des invectives, la petite fille lâche ses boutons de rose et se met à pleurer.
L'homme donne à l'enfant une claque sur le derrière, qui l'aurait renversée s'il ne la retenait pas par le bras.
Ils s'éloignent. Il est tout rouge, elle toute pâle. Lui crie, elle pleure.
 
 
Jeudi 13 novembre 1997.
Au coin de la rue qui contourne le Panthéon (rue Clotilde) et de la rue Clovis.

La vitre de la voiture descend un peu, un bout de papier est projeté par dessus, vole jusqu'au caniveau, tombe dans la rigole qui coule sous les pieds d'un homme noir en vert, qui, d'un coup de balai, s'en empare et le fait circuler.
 
 
27 novembre 1997, 23 h.
Cinéma du palais, Créteil.

Des personnes se pressent vers la sortie, un couple discute. La jeune femme s'énerve " d'toute façon t'aime rien ". Il rétorque : " c'est pas une question d'pas aimer, quand j'mets 50 balles c'est pas pour voir un navet ". Elle répond " pfuff, t'es bien comme ta mère tiens ". " bon " dit-il " si on arrêtait la discussion, hein? avant q'ça tourne mal " Il la prend par la taille et la chatouille puis ils s'éloignent tous les deux tandis qu'elle s'exclame : " t'es pénible, on peut jamais avoir une discussion sérieuse avec toi " et qu'il lui répond d'une grosse voix : " c'est parce que je t'aime mon enfant!!! ".
 
 
Mercredi 3 décembre 1997.
Angle Avenue de la Porte Brunet/boulevard Sérurier. XIXe.

Une jeune femme revenant de faire son marché avec une poussette équipée d'un enfant d'à peu près deux ans, est en grande discussion avec une autre passante. Elles rient beaucoup, agitent les mains, se montrent une lettre, rient encore... L'enfant attaché dans sa poussette regarde, fasciné, le fougueux torrent qui se déchaîne juste au dessous de lui, un employé municipal ayant ouvert une vanne de caniveau quelques mètres plus loin. Et puis sans aucune hésitation, il lève le pied gauche, arrache son chausson rouge, le jette devant lui et regarde partir au loin ce fabuleux vaisseau.
 
 
Samedi 6 décembre 1997, 15h.
Métro ligne deux, entre place de Clichy et Porte Dauphine.

Il est grand avec un long manteau en cuir noir et des chaussures cirées. Quand il monte, le métro est assez plein et il est coincé contre un groupe de filles jeunes et maquillées qui parlent en espagnol.
- ¡Qué viva el paìs! il s'écrie en souriant.
Les filles rigolent avec gentillesse.
- Ah! Entiendes, mi fille? Escusame, te llamo figlia, ah les filles, quantas figlias hé avuto, tu sais? Première, figlie, deuxième, fille, troisième, fille, quatrième, figlie et cinquième fille.
- Ah! répond une des filles, vos tuvìs solo hijas?
- Ah non, sixième, garçon. Dix-sept ans et demi. Vous descendez? Arrivederci, ciao!
Avec les hispanophones descend aussi la masse des voyageurs qui occultait aux yeux du grand maigre deux autres blondes. Elles parlent une langue slave ; il les apostrophe dans cette langue. Elles répondent, et le dialogue se poursuit pendant quelques secondes. Puis il revient au français, en se retournant vers d'autres blondes assises en groupe qui l'indiquent en rigolant :
- Ne cherche plus, c'est trouvé, ma fille. Je suis russe, tu vois, russe. Et je m'appelle Mohammed.
- Cosa dice? demande une des quatre à sa copine.
- Italiane! s'exclame Mohammed, come siete belle, les quatre, di dove siete, di Genova? Di Napoli? Di Bari? Di Ragusa?
Il pose sa main sur le bras d'une des quatre, qui se raidit un peu.
- Ah, mi figlia, - et je dis bien : ma fille, avec tout le respect - niente paura. De copine de ton âge, de tous les âges j'en ai beaucoup, mais pas treize, veinteocho, trenta y cinco, cinquanta, no : cinquante quatorze - cinquante quatorze je dis, ma fille, capisci, tu comprends.
Puis, se tournant vers son public :
- Eh oui, je parle italien aussi, tiens, je le parle sans doute mieux que l'arabe.
Une énième blonde, une spectatrice qui a suivi depuis le début, l'apostrophe avec compétence :
- Russe musulman, vous êtes donc letton?
- Ni letton ni polonais, d'ailleurs le letton je ne connais pas, le polonais un peu. Il faut écouter, toujours écouter pour comprendre et pour apprendre.
Il s'assoit quelques secondes tout en regardant ses grosses mains rouges, mais sans perdre un sourire à bout de lèvre ; le temps de repérer trois jeunes blondes avec des cuirs, des mèches et des bijoux chic. Elles rient et lui aussi. Ils se parlent en portugais.
A Porte Dauphine terminus tout le monde descend.
Une brune a renversé son sac et traîne dans le wagon pour ramasser ses affaires. Mohammed la regarde avec un sourire doux.
- Tu vois, ma fille, à toi je te le dis. Avec tout le respect. Je m'appelle Mohammed et je suis algérien, c'est tout. Pauvre Algérie.
 
 
8 décembre 1997.
Métro "Denfert Rochereau". 14e.

Des guirlandes ornent l'imper sale d'une vieille qui fait la manche.
Une jeune femme au teint gris, assise, crie avec enthousiasme : " C'est bientôt Noël! Donnez-moi une pièce! Ou un ticket restaurant, un ticket de métro, à manger! C'est Noël! Des vêtements, une couverture, un duvet "
Une forme féminine voilée est couchée de tout son long au travers du passage, visage au sol, main tendue.
Dans une rame, un jeune Noir commence :
- Je m'appelle tout simplement Jean-Paul, j'ai 23 ans. Je ne touche pas le RMI, c'est pourquoi -
Bla bla bla, dont et donc et je me permets, c'est la raison pour laquelle, et c'est pourquoi. Le discours s'emballe, se mord la queue, tournicote, atterrit dans une langue inconnue pendant que le gars fend la foule, va et vient, virevolte autour d'un poteau, part en criant.
Sur le quai de Télégraphe, une affiche :
" Les laisserez-vous passer Noël seuls? ". Regard suppliant d'un petit chien. SPA.
  
 
8 décembre 1997.
Denfert Rochereau. 14e.

Un type à chien demande une pièce, sinon qu'on lui rapporte les étiquettes du Monopoly de MacDonald, vous verrez, sur les frites.
Dans le MacDonald, deux gamins arrachent les emballages de frites vides aux plateaux des clients, leur jettent en pâture les étiquettes dédaignées, cramponnent les malheureux qui n'ont pas encore enlevé leurs étiquettes, se font sermonner par les dames qui collectionnent aussi. Les gamins parlent en roumain, les dames critiquent ces arabes en collant leurs étiquettes sur le jeu. " C'est toujours les mêmes. Saint-Lazare encore, et allez, rue de Courcelles, j'en ai déjà combien des rue de Courcelles? Tous les jours - ". Un jeune homme demande " Avez-vous l'avenue Foch? ". " Oui, pourquoi? ". " T'as qu'à lui donner ta rue, elle gagnera la voiture ". " Attends, pas question, je veux la négocier, la voiture ". " Ah ben non c'était pas l'avenue Foch. C'est encore les mêmes. " " Il faut que vous fassiez tous les MacDo de Paris, sinon vous aurez toujours les mêmes. "
" Jacadi! ". Une jeune femme anime un anniversaire en brandissant une boîte de Big Mac devant des gamins en chapeau MacDo.
 
 
9 décembre 1997, 16h30.
Fontenay.

A la sortie de l'école, deux enfants de 7 ou 8 ans discutent, l'un des deux raconte :
" quand j'ai été au bois, en grimpant sur un arbre j'ai pas vu sur une branche une crotte d'oiseau. J'ai avancé sur la branche et j'en ai eu plein les doigts, beurk ça puait et ça collait, mon papy n'était pas content quand j'suis rentré à la maison, ma mère aussi d'ailleurs et moi encore moins ".
 
 
10 décembre 1997, 17h10.
Tabac "Le Havane", rue Belgrand, Paris 20ème.

L'ensemble n'a pas de forme précise. C'est mou et flasque ; une sorte de poche en plastoc blanchâtre parsemée d'hexagones noirs.
 
Elle finit de l'extraire de l'enveloppe en kraft et, à l'adresse du barman, s'écrie :
- C'est le ballon!
Il répond :
- Ah oui, le ballon du mondial!
- Oui oui, je l'ai reçu par la poste!
De ses doigts gourds, elle parvient à dégager la valve du ballon qu'elle porte immédiatement à sa bouche.
 
Son sourire de contentement se mue en un abominable rictus d'effort devant la dizaine de personnes consternées qui attendent que la buraliste ait fini de gonfler le ballon du Mondial 98.
 
 
11 décembre 97, 13h30.
Passage Brady, Paris 10ème.

A Violaine.
Anarkali Mahal spécialités pakistanaises et indiennes - Pooja restaurant indien - Coiffure Asia - restaurant la Reine du Kashmir - coiffeur Papaz - Velan alimentation indienne, sur des enseignes.
En étalage, des cartons de fruits et légumes, petites grappes de bananes des tropiques, figues, dattes, grombos du Kenya...
A côté de l'entrée, Paris pas cher 17ème édition. Ici on vend des cartes de téléphone américaines, économisez jusqu'à 60% pour vos appels à l'étranger.
 
Dans l'allée, à côté d'un menu, un Pakistanais :
- Bonjour, vous voulez manger?
Ils passent avec des sacs en plastique, des blousons, des écharpes, bronzés, noirs ou pâles, décontractés, souriants même.
- Merci c'est fait, non, non...
Brefs regards qui se détachent.
 
Indienne avec des boucles d'oreilles en forme de cœur et des longs cheveux noirs, comme grain de beauté un Vindia Hindou sur le front. Bien enveloppée dans un paréo d'hiver marron et un tee-shirt moulant, elle entre dans la boutique aux saveurs colorées.
Moustachu et son béret sous un parapluie ouvert bleu ciel bien qu'il ne pleuve pas ici, mais sous la longue verrière ; clip, clip, de plus en plus fort, passe.
Deux Africains boivent des Coca,
l'un : " Il pleut il mouille c'est la fête à laa...? "
l'autre : " grenouille. "
 
 
15 décembre 1997.
"Ed" de la rue Pierre Nicole.
Paris Ve.

- Rosine! Viens voir, j'comprends pas ce qui se passe. Elle affiche "banane" tout le temps. Je comprends pas, regarde ça affiche toujours "Banane"!
Rosine se lève de la caisse d'à-côté et vient se pencher sur l'écran de la caisse. Une cliente aussi. Pendant que la caissière continue à marmonner : "banane, banane, banane..."
Rosine :
- Ah oui, c'est dingue, ça affiche "banane"!
La caissière :
- oui, en plus ça sort pas de ticket! Ça me le fait à chaque coup.
Rosine, derrière elle, tripote la caisse et écarquille les yeux devant l'écran.
- En plus, ça affiche "banane" 7,85f, toujours le même prix!
Rosine :
- Ah oui banane,7,85f!
Elle appuie sur une touche et efface l'écran.
- Je comprends pas, c'est énervant. A chaque fois, je finis, le ticket sort, je passe mon bras comme ça et -
L'écran réaffiche "banane 7,85".
La caissière lève le bras en l'air, une étiquette code-barre est collée sur sa manche.
 
 
18 décembre 1997.
Carrefour Rivoli/Sébastopol.

Le feu passe au rouge.
Un individu à casquette et portant une grosse inscription Police sur la poitrine souffle immédiatement dans son sifflet.
Une femme lui crie " bravo! ".
 
 
Jeudi 18 décembre 1997, 8h45.
Métro ligne 12 entre Pigalle et Assemblée Nationale.

Le métro est bondé.
De plus en plus bondé au fil des stations.
Les personnes assises sur les strapontins se lèvent une à une.
Seule une femme d'une quarantaine d'années, bien habillée, reste obstinément assise, plongée dans un gros livre emprunté à la bibliothèque.
Tout à coup, son beau visage s'agite d'un tic qui contracte le côté droit de sa bouche maquillée et son œil droit.
Le tic se reproduit toutes les 30 secondes.
Les passagers s'agglutinent encore, formant un cercle autour de la femme assise.
Elle ne s'aperçoit de rien et reste plongée dans son livre intitulé "Inhibition, symptômes et angoisses" de Sigmund Freud.
 
 
20 décembre 1997, 20h45.
Monoprix Réaumur, bd Sébastopol.

Sous les néons du Monoprix, les gens font la queue devant les caisses.
La caissière passe les objets, bouteilles de champagne, bouteilles d'autre choses etc.
" Merde "! crie une voix d'homme.
Une pluie de tickets de métro est tombée par terre, il est accroupi et les ramasse fébrilement.
" Mais ils sont tous usagés vos tickets! " s'exclame quelqu'un.
" Oui, répond-il sans cesser de ramasser les tickets qui jonchent le sol et sans relever la tête, je sais, je les garde pour savoir si j'ai intérêt à acheter la carte orange, j'en ai des neufs aussi! ".
 
 
Dimanche 21 décembre 1997, 19h40.
Gare de Lyon.

- S'il vous plaît, vous auriez une cigarette? elle demande au type qui est blond, le regard glacial et le sourire doux.
- Mais vous venez d'en acheter là-bas au tabac!
- Ah oui c'est vrai, j'ai pas l'habitude. De toute façon, ça change pas grand chose, pour vous, non? Que j'en aie ou que j'en aie pas, je veux dire.
- Non mais je rêve ou quoi?
- Je voulais dire que, enfin, et du feu, vous me donneriez du feu?
- Ah ça alors... Vous voulez bien me foutre la paix?
- Je vous jure, j'ai pas acheté d'allumettes.
Il tourne le dos et s'en va.
 
 
Jeudi 25 décembre 1997 à 1 heure de l'après-midi
Par la fenêtre du 26 rue du Commandant Mouchotte,
Paris 14ème.

Ciel gris. Après la pluie. De gros nuages noirs. L'immense édifice du Méridien, cet hôtel aux tôles d'acier embouties et peintes à chaud s'accroche aux nuages qui traversent le ciel à une vitesse incroyable. Devant le Méridien, des allées et venues. Une longue queue aux taxis. A droite la passerelle est déserte. Les drapeaux claquent au grand vent. Un 91 passe totalement vide. Quelques voitures arrêtées au feu rouge. Elles repartent. Sur l'esplanade, des enfants en patins à roulettes. Un taxi s'arrête devant l'entrée du Méridien. Quatre Japonais en sortent. Ils s'engouffrent dans le hall. Puis, c'est à nouveau le calme. Plus grand monde aux taxis. La foule s'est dispersée. La pluie reprend. Le vent, le vide.