Liste des textes de l'année 1996

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Les textes de l'année 1996


Tous les jours de 1996 à 1997.
Café "La grâce de Dieu", rue E. Vaillant. Bezons.
6h30.

Les clients sont silencieux en prenant leur noir. Un homme boit un demi à l'angle du bar près du tiroir-caisse. Dehors, la circulation se densifie, rythmée par les feux de signalisation. Les feux, rouge, vert, l'aube qui se tire tout doucement, les voitures qui s'ajoutent les unes aux autres. Bientôt, le jour se lèvera tandis que les lampadaires s'éteindront.
19h30.

Le café est bondé et enfumé, les exclamations fusent, des rires éclatent, sur toute la longueur du zinc des demis, le barman prend les commandes, annonce " 10 sur 50 ". A l'angle du bar, près du tiroir-caisse, l'homme boit un demi, comme le matin, il est silencieux. Bientôt la nuit arrivera tandis que les lampadaires s'allumeront.
L'homme sort du café, s'engouffre dans une voiture stationnée sur le trottoir. L'homme ne démarre pas. Il reste sur place, les yeux dans le vide.
 
Dimanche 21 janvier 1996
Centre de danse du Marais, rue du Temple.

Dans l'énorme salle au plafond décoré le soleil se déverse à flots au travers des grandes vitres sales des balcons, détaillant les traces circulaires d'un nettoyage hâtif sur les vastes miroirs qui couvrent les deux murs opposés. Reflétée à l'infini, la lumière captive allume le fond des yeux des danseuses et dessine sur leurs formes mouvantes un jeu changeant de contre-jours dorés : des danseuses dans leurs loques moulantes qui traversent la salle à un rythme jazz.
- UN! deux et trois quatre cinq!
Le jeune homme compte plus fort que la musique pendant qu'il se livre, souple et précis, à la danse. Les danseuses et le maître balancent les hanches, font onduler les corps et, d'un mouvement sauvage du cou, abandonnent les chevelures à la poussière brillante du soleil.
Une seule danseuse est immobile ; appuyée lâchement sur une barre, elle regarde par une fenêtre qui donne en plein dans les toits. Ses yeux se perdent dans une enclave grise d'ardoise et de saleté : gris plus clair au soleil, plus foncé dans la zone d'ombre derrière la lucarne pointue. Les cheminées sont d'un gris bariolé ; gris marron les gouttières qui grimpent, contournent et descendent dans une folie d'angles aigus. Grise de chaux sale une petite terrasse avec sa grille de protection. Gris violet les pigeons, et les pigeonnes qu'ils draguent sautillant sur le comble qui remonte juste devant la fenêtre. Grises aussi, presque blanches, les quatre seringues piquées sur l'ardoise de ce comble. La cinquième, au centre, est pourtant d'une laque de garance foncée qui luit transparente sous ce soleil froid d'hiver.
- Et alors, on dort? - crie le professeur.
La danseuse se retourne.

21 février 1996, 10h 20
La Poste, 33, avenue Jean-Jaurès 75019 Paris

Une femme derrière son guichet. Une autre, devant, une vitre les séparant.
— Alors, tu rentres ?
Moue de celle qui est à l'extérieur.
— Je préférerais que tu sortes!

7 mars 1996, environ 10 heures
Ed, 110, rue de Flandre 75019 Paris.

Une longue file d'attente à la caisse. Des femmes, un homme. La caissière se frotte les yeux. Une femme éternue.
La caissière : A vos souhaits!
— Merci, c'est le froid. Il fait extrêmement froid par rapport à hier. J'ai dû attraper un refroidissement.
Une autre femme, vieille avec une voix aiguë.
— Mais c'est normal, on est en hiver, on n'est pas en mai ou en juin.
La caissière.
— Oh la la, j'suis pas réveillée. Qu'est-ce que j'ai sommeil.
— Eh ben, à 10 heures, il est temps, non.
— Moi aussi, quand j'étais jeune, je faisais pareil, elle a bien raison, bravo, mademoiselle.
— 50 francs et 45 centimes. Vous avez les 5 centimes?
— Je dois bien avoir ça quelque part.
— S'il vous plaît, j'ai oublié de peser mes légumes. Je peux me dépêcher.
La caissière.
— Oui, ça me permettra de dormir en attendant.
— Quelle vie! Moi, à mon époque, ça allait moins vite, y avait plus de calme. J'chais pas comment vous faites.
La caissière.
— Bon, où elle est la petite dame.
— Voilà, voilà, j'arrive, j'ai pesé.
— 67 francs et 25 centimes. Vous avez 5 centimes?
— J'ai la monnaie. Y a pas de problème.
La caissière au monsieur.
— Bonjour, il est bon l'avocat ?
Silence.
La caissière.
— J'y ai pas encore goûté.
La vieille dame.
— Moi, j'en ai jamais mangé.
La caissière.
— Il serait temps, non, 19 francs 30. Merci.
La vieille dame.
— C'est comme les kiwis, j'veux pas.
La caissière.
— C'est bien. 33 francs 25. Vous avez 5 centimes?

8 mars 1996. Environ 20 heures.
Entre stations Gare de l'Est et Chaussée d'Antin sur la Ligne Courneuve-Mairie d'Ivry.

Un couple s'assied. Elle est grande, élancée, avec de très gros yeux. Il est grand aussi, une moustache épaisse, un tee-shirt et un gilet de laine.
Ils parlent très fort.
Elle.
— Par exemple, si tu veux vraiment réussir, il faut que tu te bouges, regarde, moi, par exemple.
Lui.
— En plus, à chaque fois que je lui parle, elle me prend pour un branque, ou alors quand elle me parle, c'est pour me chambrer.
Elle pose sa main sur le genou de son compagnon.
— Je t'aime, mais il faut absolument que tu te remues.
— Il faudrait que tu m'aides pour écrire mon CV, les lettres de motivationÉ
— Attends, il me faudrait une table, un stylo, une chaise. Je ne peux rien faire dans ce métro, assise à côté de toi.
— Bon, alors, pourquoi tu parles ? Je suis fatigué. J'ai envie de partir.
— Ah non! Ce n'est pas le moment. Par exemple, moi, à ta place, je ferais tout mon possible pour décrocher un job.
— Et blablablablabla. Tu me saoules!
— Tu veux qu'on aille voir quel film, ce soir. Moi, j'aimerais bien voir Seven.
— J'ai pas la tête à…
— Oh, et puis, non, si on partait en week-end. Après tout, ce n'est pas une mauvaise idée, tu as sale mine.
— Avec quel fric! J'ai rien et tu me bassines avec tes délires.
— Tu pourrais pas demander à tes parents.
— Stop. Tu me gonfles. Je vais rentrer chez moi, me mettre sous la couette et roupiller jusqu'à lundi.
— Tout seul ?
Il ne répond pas, se lève et sort précipitamment de la voiture. Elle fait de même. Sur le quai, elle lui prend le bras qu'il retire brutalement et se dirige d'un pas vif vers la correspondance. Saisie, elle marque un temps d'arrêt puis le suit en courant.

10 mars 96, 23 h 45
Porte de Vincennes.

Une jeune fille attend le bus, assise sous l'abri réservé à cet effet. Elle jette un coup d'oeil rapide à sa montre. Elle se lève, va jusqu'au bord du trottoir, s'y arrête et regarde en direction de la provenance du bus. Quelques voitures passent, l'une s'arrête, un homme est au volant, il ouvre la vitre de la portière. Elle se penche pour savoir ce qu'il veut puis elle se recule vivement en faisant non de la tête, elle rougit Avant de démarrer le type lui lance :
- Faut savoir c'que tu veux ma poulette!!
- Pauv'type lui rétorque-t-elle
Elle se rassoit sur le petit banc en plastique, le bus arrive, elle s'y engouffre rapidement.

22 mars 1996. 14h15
Entre station Ch âtelet et station Gare de l'Est. Ligne Porte Clignancourt-Porte d'Orléans.

Une jeune fille, cheveux courts, blouson rouge, s'affale sur la banquette avec son ami blond, cheveux courts, portant des lunettes. Elle installe son sac à dos sur le siège libre. Il lui prend la main.
— Alors (bisou), tu sais (bisou), la soirée avec (bisou), Hervé. D'enfer! (bisou).
Il lui caresse le genou.
— Et puis (bisou) tu sais (bisou), Gérard va (bisou) peut-être venir (bisou). Il va me dire c'est horrible, tu es affreuse (bisou). Tu le connais, non! (bisou)
— Ouais, ouais, chais pas (bisou). J'men fous (bisou).
— Que t'es con (bisou). Ce soir, on bouffe chinois (bisou) hein, mon chou (bisou).
— Comme tu veux mon lapin (bisou), ma biche (bisou), ma poule (bisou).
Elle met son bras autour de l'épaule de son compagnon.
— Trésor (bisou)... Oh! T'as vu, là, le mec, sur le quai, il me fait penser à Smaïn. Oh, c'est trop, non. (bisou)
— Chais pas (bisou). J'ai pas vu et j'men fous (bisou).
— Arrête, tu me chatouilles. Hihihihi... ... ...
— Ma belle (bisou). Embrasse-moi.
Ils s'embrassent avec fougue.
— Oh! J'y pense. Pour la soirée chez Isabelle...
— Ah ouais, elle est marrante, elle.
— Ah bon, tu trouves ? Elle est grosse, non. Boudin, même.
— Bof, j'men fous. T'es la plus belle (bisou).
— Redis-le moi.

23 mars 1996. 19 heures environ
Entre Concorde et Assemblée Nationale. Ligne Porte de la Chapelle-Mairie d'Issy.

Métro Madeleine. Une femme avec de longs cheveux noirs, portant des lunettes noires, toute vêtue de noir, s'assied. Son visage est pâle, ses lèvres tremblent et deux larmes s'écoulent de chaque côté du visage. Elle marmonne des paroles indéchiffrables. Ses mains se tordent, ses ongles entrent dans la chair des paumes. Un sanglot s'échappe. Métro Concorde. Une jeune femme blonde, chargée d'un paquet s'assied à côté de la femme en noir. Elle sort du paquet des composites et commence un exercice qui consiste à les plier sur la longueur du format. Elle apparaît sur toutes les photos dans des poses sophistiquées et une coiffure chaque fois changeante. Sa voisine l'observe, regarde les photographies. Elle se détourne. Deux larmes nouvelles, les lèvres tremblent.
— Salope!
L'autre reste indifférente. Métro Assemblée Nationale. La femme en noir se lève, écrase sans ménagements les pieds de sa voisine.
— Connasse.

28 mars 1996, 23h.30
Rue Castagnary, angle rue Victor Galland.

Une jeune femme fait des sauts sur place, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon de survête. Ses grosses tennis argentées brillent sous le lampion pendant qu'elle s'exclame, en riant :
— Pourquoi je n'ai pas de couilles!

Vendredi 12 avril 1996, 15h30
Jardin du Luxembourg.

A gauche, la rue Auguste Comte, à droite, le jardin entouré de grillage avec ses étiquettes portant des noms latins.
Devant, au loin, un bout de tour Montparnasse.
Derrière, des arbres grands et vieux dont un sapin, sur une pelouse vert pelouse.
Des chaises vert passé dans tous les sens.
Un groupe d'individus au cheveux blancs s'est agglutiné devant le jardin aux grillages. Des têtes se tendent vers les étiquettes.
Un joggeur gras passe derrière eux à grande foulée, un autre, aux bras ballants et à petite foulée.
Sur un fauteuil vert passé une jeune fille est assise à califourchon sur un jeune homme qui la tient enlacée. Ils s'embrassent.
Un homme en costume débraillé et aux lunettes noires lit le journal non loin d'eux.
Dans une poubelle vert passé une femme vêtue d'un grand pull jacquard délavé fouille les restes d'un repas au sachets Mac Donald. Elle en ressort quelques frites qu'elle porte à sa bouche de ses mains sales.
Deux hommes en uniforme bleu marine et képi, portant talkie-walkie marchent parallèlement sur l'allée.
Derrière eux, une femme pousse son landau avec un enfant dessus et un caniche dessous, dans le bac.
Des femmes allongées sur d'autres chaises vert passé ont ouvert les gilets et chemisiers au soleil printanier.
Un jeune homme noir est penché sur ses polycopiés.
Une toute petite fille dort dans sa poussette, le pouce de sa petite main gauche dans la bouche, maintenue par sa petite main droite.
Deux filles fument une cigarette, chaise vert passée en face de chaise vert passé et bavardent intensément.
Le soleil n'est pas fort.
Il y a beaucoup de chaise vert passé vide dans tous les sens.
Et des pigeons qui plongent leurs becs inlassablement dans la poussière.

Avril 1996
Paris, Parc Monceau.

Un soleil palot tente de percer la grisâtre masse nuageuse. Les allées du parc parisien ne sont pas désertes.
Au détour d'une allée, deux fillettes se tiennent derrière le "gros" tronc d'un "grand" chêne. Elles se parlent à l'oreille en voilant leur petite bouche de leur main enfantine. Elles regardent une femme qui est assise sur un banc à plusieurs mètres d'elles. Les gamines pouffent de rire. La plus jeune frappe ses paumes l'une contre l'autre. Après quelques paroles échangées en secret, elles se séparent. Seule la plus grande chemine vers la mince silhouette du banc. Celle-ci tente désespérément de donner un pot de compote à un jeune enfant confortablement installé dans une poussette. Le petit loup n'en veut pas et jette la cuillère au sol. Il rit car l'ustensile, une fois ramassé, est recouvert de sable. La femme fronce les sourcils, sermonne et prend une autre cuillère en jetant un coup d'oeil rapide aux alentours. La seconde tentative d'absorption a pour résultat la mise à terre de la compote. Cette fois, le ton monte et la coupable menotte reçoit une tape. L'enfant fond en larmes. C'est alors qu'une des deux fillettes se présente :
- Ou est ta soeur ? s'exclame la femme
- Ben j'sais pas, elle m'a dit tout à l'heure qu'elle venait t'voir.
La femme se lève énergiquement : «Comment ça? Ya combien d'temps?»
Venue de derrière, une petite voix rieuse s'esclaffe :
- POISSON D'AVRIL!!!!

Vendredi 19 avril 1996, 20h
Métro ligne 2, entre Stalingrad et place Clichy.

La jeune femme brune a une robe couleur rose éteint. Ses bras découverts, son décolleté et son long cou, exsangues comme un blanc de poulet, continuent le teint fade de la robe dans une nudité maladive ; ses lèvres meurent du même rose que l'habit. Elle a les yeux rouges et luisants derrière les lunettes et crispe son visage maquillé le long de quelques rides légères. Ses fins ongles vernis harponnent un gros bouquin anglais, qu'elle presse contre les genoux sans le lire.
Le jeune homme blond monte à Stalingrad, s'assoit à côté d'elle et range dans la poche de son blouson des lunettes aux verres épais comme deux téléviseurs portables. Il est blond, et beau, et d'aspect gentil, mais une cicatrice lui coupe le visage en deux descendant du sourcil gauche à travers le nez fin jusqu'au fond de la joue droite où elle s'arrête, ayant pitoyablement épargné les contours précis et réguliers de la bouche.
Le métro roule, et ainsi passent un peu de temps et un peu d'espace.
La contiguïté des deux passagers dure donc depuis un moment lorsque le beau Scarface sort une grande feuille de papier où il écrit quelque chose d'une graphie énorme et irrégulière, qu'il montre à la femme pâle :
Je suis sourd, muet et presque aveugle.
Vous êtes un nuage rose, et vous sentez bon.
Puis-je vous humer le cou?

La femme reste quelques secondes les yeux rivés au mot "humer", pendant qu'il écrit :
Oui — et il lui serre doucement le bras une fois,
Non — et il le fait deux fois.
Elle pose ses doigts sur le bras du jeune homme, une fois .
Il se penche sur elle. Se soutenant avec les mains contre le dos du siège, il reste quelque secondes immobile comme ça, la tête dans le creux du cou de la femme en rose ; après quoi, il franchit les quelques millimètres qui encore les séparent et pose des lèvres délicates sur la chair pâle. Elle ferme les yeux et relâche les ongles sur le livre. Encore quelques secondes et quelques mètres passent. Quand il s'écarte, elle soulève les paupières et voit l'affiche PLACE DE CLICHY au de là de la vitre.
— Oh.
Elle se lève en vitesse, récupère une veste noire élégante du siège en face, un sac en plastique plein de tomates et de courgettes, un petit parapluie et le livre, et se précipite vers la sortie.
A peine a-t-elle débarqué sur le quai, pourtant, qu'elle refonce vers la porte dans un demi tour soudain qui gêne la foule et l'oblige à une lutte peu gracieuse. Ralentie, de plus, par son bordel personnel, elle ne parvient qu'à en essuyer un sacré coup sur ses beaux ongles car sclack!, la poignée se referme automatiquement.
Elle regarde le métro partir.
Posé son sac de courgettes, la femme en rose soulève une main pâle, l'ouvre puis la referme puis l'ouvre, deux ou trois fois.

24 mai 1996. 16 heures
Salon Jean-Louis David, 133, rue de Flandre, 75019 Paris.

Beaucoup de femmes, peu d'hommes. C'est le coup de feu. Le temps d'attente pour un shampooing est long, autant pour la coupe. Une jeune femme présente à une cliente un document où l'on voit des mèches teintes. Une dame assise prend sur invitation de sa coiffeuse un caramel.
— Hum, c'est bon, ça sent la crème fraîche!
— Oui, c'est ma mère qui les fait. Elle l'adore faire ça. Et moi, j'adore les manger, les offrir.
La shampouineuse demande ce qui reste à faire :
— Alors, il y a deux Diacolor et la dame-là, c'est pourquoi ?
Sa collègue ne sait pas.
— Vous avez choisi ?
La cliente hésite :
— Je ne sais pas trop, je voudrais une touche de cuivre avec des reflets dorés et des éclats de blond.
— Alors, on fait ça et ça.
— Vous croyez? Moi, je mettrais 50 de ça et 30 de ça et 20 de ça un peu éparpillé partout. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, très bien. Donc, on fait cette mèche-là avec celle-là et puis celle-là.
— Moui. On pourrait ajouter un peu d'acajou.
— J'ai peur que ça fasse beaucoup.
— Bon, on y va comme ça, alors.
La dame assise prend un deuxième caramel.
— Nous avons des amis anglais qui viennent pour ce week-end. J'ai dit à ma copine de ne pas prendre de fleurs. Je peux lui en donner une pleine brassée. Ma terrasse est si grande.
— Oh, c'est gentil, ça madame.
— Oui et je vais leur faire à manger français. Pas de b&oelign;uf, bien sûr. Du fromage, des vins choisis, du beaujolais, des bourgogne, du jura. Je vais faire aussi du tiramisu avec beaucoup de crème fraîche. Vous aimez le fromage ?
— Ma mère adore, moi pas vraiment.
— Vous n'êtes pas une grosse mangeuse.
— On se maintient.
La collègue lance à la shampouineuse :
— C'est aussi une diacolor, madame, passez au shampooing, s'il vous plaît!
La coiffeuse vaporise un fixant autour de la tête de la dame assise qui ferme ses paupières, comme sa voisine, très proche.
— Je suis maligne, je fais ça de plus en plus éloigné.
— Quand j'ai les yeux fermés, je n'arrive pas à comprendre ce qu'on me dit.
La voisine sourit sans rouvrir les yeux.
— Voilà, c'est terminé, vous pouvez regarder, ça vous plaît ?
— Parfait, parfait, c'est merveilleux.
La voisine acquiesce en souriant.
La dame se lève, sa coiffeuse s'agite autour d'elle, lui enlève la blouse, présente son vêtement et son foulard.
— Vous allez fermer jusqu'à mardi.
— Oh, ne m'en parlez pas madame, tous ces longs week-ends, c'est infernal.
— Profitez-en, reposez-vous.
La dame noue son foulard négligemment et règle la facture.
— La prochaine fois, donnez-moi un sachet des caramels de votre mère. Divins.
— Sans faute. Au revoir, madame.
— Au revoir, madame.

14 juin 1996
Bistrot Gourmand rue Dupuis.

Le néon rose fait briller les verres.
Sur le percolateur le torchon à carreaux s'est, lui aussi, pris un petit fard rougeoyant.
Les cheveux de la serveuse, sous la lumière, sont acajou.
Elle s'applique, insiste sur le comptoir qui brille, brille, brille et fait glisser une main, l'autre, une main sur le cuivre.
Elle se penche pour vérifier son nez, ses yeux, son grain de peau, sa bouche, dans la brillance du métal.
Elle se recoiffe un peu.
Elle frotte plus bas, vient arrondir avec son chiffon, encore un peu plus le coude du bar. Elle est penchée, presque couchée, et sa petite robe anis flotte gaiement.
Elle s'arrête soudain, vérifie le mouvement de ses bras, le tombé de sa robe, esquisse un petit frappé de jambes. Elle lève, repose, relève le mollet puis enfin toute la cuisse.
La porte battante sur la cuisine fait un grand souffle d'air.
La petite rousse repose vite son pied au sol et replace sa jupe.
Elle se précipite vers le jeune homme aux yeux globuleux qui s'avance, les mains chargées d'un plateau.
- Ah, Monsieur Luc, j'ai fait une bêtise!
- ...
- Oui.., j'ai entamé le concombre tout neuf alors qu'il y en a un vieux à finir!
Elle respire.
Il pose le plateau et se sert un demi, reprend sa marche en inspectant ses ongles.
Elle insiste :
- Vous y penserez ce soir pour la salade, hein ? dit-elle en surveillant dans la grande glace son reflet, en pied, jupe courte et bas filé.

20 juin 1996
rue Debelleyme.

Les gouttes rigolent sur la toile verte à pois bleus, glissent et se jettent sur le précipice ouvert du trottoir.
Deux ou trois effleurent le visage carré de la femme blonde qui marche en se tordant les pieds. La dernière salve de pluie vient lui heurter violemment la joue. Sous le creux de la pommette un petit ruisseau naît alors. Le menton, réceptacle vibrant, résiste aux premiers assauts des larmes. A la deuxième salve, brusque, la mâchoire frémit, tremble, se secoue mais les dents demeurent fortement serrées les unes contre les autres.
D'autres gouttes, faiblement d'abord puis à toute allure, se mettent à glisser le long de ses joues, sur ses pommettes rougies, aux veines saillantes malgré le fard.
Le nez frémit. La femme baisse la tête, regarde à droite et à gauche, scrute les passants. De la paume de sa main forte elle chasse les rigoles mêlées que les larmes et la pluie ont créées sur son visage.
Le parapluie vert tangue en dessinant des figures colorées sur la façade de la teinturerie.
Elle hoquette un peu. Les larmes et la pluie ne cessent de l'assaillir. Elle s'essouffle. Elle se pose contre le mur en remuant la tête.
Puis elle repart à l'assaut de la rue. La bride de ses sandales à hauts talons la lâche. Elle se tord le pied, trébuche, geint tout doucement, se rattrape, laisse échapper un "mon Dieu, mon Dieu". Derrière elle, à l'endroit où la rue se resserre vient s'inscrire un autre parapluie noir, grand, large. Lancé au galop, l'homme qui le tient pousse ses lunettes sur son nez dans un geste nerveux, précis et régulier.
Il aborde le parapluie vert en serrant le manche, redresse la tête et amorce un dépassement.
Face à lui un homme au grand nez, parapluie large comme une roue de paon, au manche de nacre surmonté d'un bec de cygne, lui intime d'un geste l'ordre de se reculer.
Dans cette collision la femme a été déséquilibrée.
Elle se retrouve de trois-quarts, son visage est entraîné vers l'arrière de son corps, ses cheveux se défont.
Elle s'arrête, serre les poings, ouvre la bouche. Elle aperçoit alors le parapluie noir derrière elle, se relève. Son visage s'élargit, ses lèvres s'adoucissent, le menton interrompt aussitôt son tremblement et s'étire.
Lorsque la femme est sur le point de lui faire face, l'homme agrippe une branche de ses lunettes, bloque sa respiration et double à toute allure. Il se met à courir. Les flaques de pluie tâchent de boue son pantalon clair.
La femme a à peine le temps de poser sa main sur le bras de l'homme. Il s'arrache à la douce pression et se précipite sous une gouttière qui déverse
tout son contenu sur sa tête.
Il ferme violemment son parapluie et disparaît au fond de la rue.
La femme a virevolté sous la pression.
Quand elle se redresse ses yeux sont secs, son regard précis. Un bref instant elle tente de courir, ramassée, compacte, roulée sur elle même.
Ses jambes et ses mains battent l'air avec force, s'étirent et se tendent devant elle.
Elle stoppe brutalement sa course, plisse le regard vers le trou de lumière du bout de la rue. Elle hurle :
- Marc, Marc...Non!

Mercredi 10 juillet 1996, 16h
Bourse aux livres. Gibert Jeunes. 5, place Saint-Michel.

L'escalier est encombré d'hommes, de femmes, de jeunes. Entre le quatrième et le cinquième étage un bouchon se forme et grossit, grossit.
— Oh la la...oh la la...entend-on partout au-dessus, au-dessous...
— Pardon il y en a encore beaucoup ? demande une dame en sueur qui traîne derrière elle un sac de voyage noir fermé par une ficelle usée et tient en mauvais équilibre un gros sac à dos.
— Deux étages, lance un jeune casquette vissée à l'envers.
On clope, on s'évente avec les livres extirpés des sacs.
Au cinquième, derrière la porte, un ventilateur vrombit .
L'air parvient aux trois personnes agglutinées devant les comptoirs.
Des cartons "jaune Gibert " affichent "prenez une fiche, enregistrez vos noms prénoms et numéro de carte d'identité, laissez vos livres, on vous appellera ".
Les nouveaux arrivés, une fois l'affiche lue, hurlent à ceux qui les précèdent
— Donnez moi une fiche, une fiche!
On se bouscule, « mes pieds, ah mon sac mais faites donc attention...; ouille... »
— Oh la la, t'as tout ça toi demande une jeune fille à son voisin ? Allez mille balles peut être ?
— ‚a tu peux le dire... après je dirai : c'est grâce à eux que je l'ai eu mon bac..
— Ouais heureusement qu'on peut récupérer des ronds au moins...avant d'aller faire caissier chez AUCHAN...
— Ah oui, tu commences quand?
— Oh cool, j'me donne une semaine de vacances, la semaine prochaine.
— MINOU MONIQUE!...

— MINOU MONIQUE

— On demande MINOU MONIQUE
— Voilà, voilà...
— c'est vous Minou Monique
— Oui, oui, dit la petite dame en se pressant vers le comptoir, écrasée contre les épaules d'un gros homme.
— Y'a rien.
— Pardon?
— Y'a rien, allez dégagez vite, dit l'homme à la chemise bleue à carreaux.
Il repousse vers elle une pile d'une cinquantaine de gros livres. La pile s'écroule. La dame sort en ronchonnant son sac à dos.
— Mais je peux les laisser quand même crie-t-elle un "Pascal " et un "Rezvani " en main, "Les modes de calculs opératoires " lui glissant par dessous le coude.
— Ouais y'a une poubelle au coin.
La foule qui continue d'arriver s'entasse, arrive dans un mouvement continuel vers les comptoirs, se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre les stylos pendus depuis le plafond à des fils de Nylon vert d'eau. On écrit un mot, deux et un homme à la poigne vigoureuse arrive en poussant tout le monde : avancez vers la droite. Hop, gribouillis, ratures et tout le monde de crier :
— Une fiche SVP , une autre fiche!...

11 juillet 1996 - 18h30
métro Chevaleret - Porte de Vanves.

Chevaleret. Un carré d'agneau oui mais français. Kremly.
Nationale. Soldissime - 50 %.
Place d'Italie. Découpez cette affiche - à boire très frais. Kremly. Serez-vous capables. Planète hurlante.
Le débouchement sur l'extérieur.
Corvisart. Le choix. Corvisart.
Le Boulevard Auguste Blanqui avec plus de ciel.
Glacière. Chic et soldes - 20 %
Surtout des arbres, des grilles et,
les murs en pierres apparentes recouverts d'une vitre. Saint-Jacques
Le monsieur range ses lunettes. Il s'approche de la porte. Il sort.
Sortie. Correspondance. L'escalator montant.
Denfert-Rochereau. La jeune fille est plongée dans ses papiers.
Raspail.
Soldes - continues - Raspail. Le prix -
Le souterrain.
Planète hurlante. Soldes a partir du -
Edgar Quinet.
Des gens s'amassent près des portes.
Montparnasse bienvenue.
Le couloir : SOS grossesse tapez 3615 code G. Call home
Direction Châtillon avec une musique de violon jouée par un violoniste.
Direction Châtillon. Gaité. Plaisance. Porte de Vanves.
Montparnasse bienvenue
Montparnasse bienvenue
Direction Châtillon
Et hop.
3615 code CUM. Une formation un métier.
Noir. Noir.
Le bruit strident qui ne fait sursauter personne. Une qui est accoudée, pendue à la rambarde de côté.
Tout Paris. Pernety. Sortie.
ET le noir, noir.
Ils regardent droit devant eux, ou dans un livre ou ceux qui vont sortir.
Plaisance.
Voyage au temps des impressionnistes et noir, noir.
Un qui regarde l'heure.
Noir, et le croisement avec un autre train allumé et vide.

17 Juillet 1996
Arrêt du Bus 38 : Châtelet.

Derrière les palissades vertes et grises Ville-de-Paris qui entourent la guérite de l'arrêt, le gris du bitume est recouvert d'une couche d'un camaïeux de gris, mouvante. Des plumes s'agitent férocement, s'entremêlent, des gris de toutes les couleurs se chassent et se resserrent, s'envolent et replongent, retombent en fine pluie.
Les pigeons forment un tapis vivant autour d'une dame, coincée entre la palissade et une barrière. Elle leur jette des graines. Un sac entier à déjà été dévoré. Il ne reste plus que quelques graines éparpillées que la dame rassemble en tas sur le bitume, de sa main gantée du sac vide.
Puis elle s'éloigne sans les regarder.
Le tapis se défait, des plumes glissent dans l'air chaud et retombe sur le trottoir brûlant. Gris sur gris.

Juillet 1996, 15h40
Rue Oberkampf.

SCLOK!
Un gros oignon sec tombe du ciel dans la poussette garée à la sortie de la pharmacie. Le petit garçon qui y est ligoté dessus se dissout dans un sourire pendant qu'il attrape l'oignon puis qu'il le frotte, provoquant ainsi un intéressant grincement des peaux rouges et sèches. Le mouvement de ses mains se propage jusqu'à ses pieds ronds, qui participent par des petits coups rythmiques à la découverte de l'oignon.
Finalement, il le porte aux lèvres, ouvrant bien sa bouche, et il suce. Il hésite quelques secondes, sans arrêter de travailler des mâchoires. Il pousse enfin un cri perçant et fabrique de suite beaucoup de grosses larmes, planté dans sa poussette pleine de peaux d'oignon avec une sorte de poudre noire et verte étalée sur son petit t-shirt couleur pêche. C'est à ce moment-là qu'une jeune femme sort précipitamment de la pharmacie.

8 août 1996, 11h00
rue Campagne Première.

Un jeune homme sort d'une boutique une batterie de voiture dans les bras. Il se dirige vers le capot béant d'une Fiat 500 bleue marine.
Il installe la batterie, rassemble les sacs plastiques éparpillés autour de la voiture et les jettent négligemment sous le capot.
Il s'installe au volant.
La voiture est garée à quelques mètres d'une épicerie. Les fruits et les légumes présentés sur des étals sont disposés de part et d'autre de l'entrée. Appuyé sur le chambranle de la porte un homme observe les activités de la rue.
La voiture démarre. Le jeune homme sourit. Le pot d'échappement libère un nuage bleu-gris. Le jeune homme, appuie fortement sur l'accélérateur. Le gaz bleu-gris s'intensifie. L'homme à la porte, entouré de fruits et de légumes disparaît peu à peu dans le nuage. Il ne bouge pas.
Le jeune homme sort du véhicule, ouvre le capot arrière et regarde le moteur tourner. Il sort la jauge d'huile. Le moteur cale.
Après avoir fait le plein d'huile, le jeune homme se rassied au volant et démarre en libérant un nuage bleu vif qui forme un écran opaque devant l'homme, les fruits et les légumes.
Le jeune homme éteint le moteur, sort de la voiture, passe devant l'homme aux fruits et aux légumes. Les deux hommes se sourient et se saluent.

Dimanche 25 août 1996, 19h 30
Rue Oberkampf, devant la grille du gros immeuble moderne juste avant le Macdo.

— Eh ben voilà, tu t'es sali ta jolie robe — fait la femme — Ah, si tu écoutais ta maman au lieu d'en faire toujours à ta tête...
— Mais maman... — bafouille la fille, qui commence à frotter la tache avec un Kleenex.
— Il faut toujours faire attention à ce que l'on fait, ma petite, y aller toujours de ses deux mains. Mais arrête, qu'est-ce que tu fais donc?
— Je nettoie, maman.
— Ah mais non, tu vois pas que t'en mets partout, dis-donc, jette cette glace et file vite te changer, allez...
— Oui maman, j'y vais.
— Bon, vaut mieux que je monte, moi. Embrasse les enfants et dis-leur qu'ils n'oublient pas leur mamie.
Elles se font la bise : la mère, une très vieille femme sèche et droite, et la fille, une femme grassouillette dans sa soixantaine avec une tache de glace sur sa robe beige. La mère disparaît dans l'immeuble, l'allure incertaine sur ses chaussures à talons.
La fille court, poussant la poitrine vers l'avant et remuant des coudes, vers une voiture garée peu loin, le moteur en marche. Un homme à la barbe, la quarantaine dépassée, est appuyé contre la portière du côté du trottoir ; il lève les yeux et replie son journal.
— Maman — il dit, plutôt sérieux — t'as taché ta robe.

29 septembre 1996, 13 heures
Centre commercial Gaïté, avenue du Maine.

En haut de l'Escalator extérieur, chaque marche montante dépose un petit tas de feuilles mortes et disparaît sous la plaque à bord en peigne où elles s'accumulent en petit tas mouvant en haut de l'Escalator extérieur où chaque marche montante dépose un petit tas de feuilles mortes.

Mardi 8 octobre 1996, 14 heures
rue du Lieuvin.

La rue est légèrement en pente, sur le trottoir de gauche le mur de brique descend d'un cran tous les 20-25 mètres.
Derrière, il y a cinq cents cris à tous les niveaux égaux emmêlés à foison. Ils se répondent tous et montent très haut chacun à sa durée très distincte.
Sur le toit terrasse au dessus de l'enseigne groupe scolaire des grillages de trois mètres noirs s'incurvent vers l'intérieur dans leur partie supérieure comme une volière tronquée.
Une sonnerie aiguë et encore quelques cris d'enfants.

Lundi 28 octobre 1996, 9h30.
Station Hotel-de-Ville.

Une jeune femme court mollement pour attraper le bus 72 à son terminus. Alors qu'elle trottine encore à une dizaine de mètres de l'engin, le bus démarre. Elle accélère sa course et tambourine sur la porte vitrée.
- Ben alors, vous m'aviez pas vue ? dit-elle au chauffeur en montant les marches.
- Si... grommelle-t-il.
- Je fais des efforts, je les attends et jamais un merci. J'en ai marre, grommelle-t-il entre ses dents.
- Mais vous m'aviez pas laissé le temps de vous dire merci, répond-elle.
- Jamais un merci, c'est dingue. Moi je vais arrêter d'être gentil, c'est tout! s'emporte-t-il en extrayant sans effort apparent son 72 de la circulation.
La jeune femme qui avait fait quelques pas dans l'allée rebrousse chemin et s'accroche au composteur.
- Quand je faisais la banlieue, les jeunes ne payaient pas leur ticket mais au moins ils disaient merci, reprend-il en tournant rue de Rivoli. Ici, les gens achètent leur carte orange alors ils pensent que ça suffit, que ce n'est plus la peine de dire bonjour ou merci.
- Et la circulation, les embouteillages, c'est pas trop dur, reprend timidement la jeune femme.
- Oh non, ça j'ai l'habitude. Ce qui est dur, c'est le gens! En plus, nos chefs, on ne les voit jamais. Alors ils ne nous encouragent jamais. On est isolé dans notre bus.
Au Palais de la Découverte, la jeune femme s'approche de la porte de devant. Dit au revoir.
- Merci, vous m'avez remonté le moral, dit le chauffeur en ouvrant la porte.

Vendredi 8 novembre 1996
Métro station Belleville. Quai direction Porte Dauphine.

Beaucoup d'impatients debout scrutent le tunnel noir. Surplombant les rails, un grand duduche nunuche, ado de 40 berges à moustache molle, articule des lèvres une chanson muette, secoue frénétiquement la tête en mesure et pianote à toute vitesse sur sa jambe gauche. Un type tout cuir, santiags, guitare au dos, le toise de derrière d'un air supérieur en lissant sa banane toutes les 25 secondes. Un vieux garçon vêtu de gris (sortie d'église campagnarde années soixante), râpé, usé, élimé, arpente le quai nerveusement, serrant fort un ticket de métro jaune.

Le 11 novembre 1996, vers 15 heures
Monoprix, avenue des Gobelins.

Trois dames pomponnées, entre la cinquantaine et la soixantaine, papotent entre le rayon Hommes et le rayon Femmes, juste à côté du petit rayon réservé aux disques et livres :
- .... belle soeur....Verseau .....caractère pas facile....ne me téléphone jamais..
- Et moi ma mère ...Poissons, elle ne ...... pas, et ma soeur non plus...
- Mon mari était Lion, hou la la, c'était dur, les Lion ne pensent qu'à eux...
- Moi....

Vendredi 22 novembre 1996 Ñ 11h du matin
Carrefour de l'Odéon.

Parmi la foule, entre le cinéma "14 juillet " et la banque, un petit enfant encagoulé, au nez rouge, perché sur les épaules d'un homme qui téléphone, suce l'antenne du portable derrière son oreille gauche.

Lundi 2 décembre 1996 à 9h30
Sur la ligne Nation - Etoile.

Deux Japonais sont assis en face l'un de l'autre.
Le premier est habillé très mode, en noir rutilant et orange vif,
le second en beige et noir, ultra sobre.
Ils ont chacun en main une caméra vidéo perfectionnée.
Ensemble ou en décalés, ils filment l'arrivée dans le métro souterrain,
la sortie en métro aérien, l'ouverture des portes, la vitesse.... Ils se sourient. Ils filment l'arrivée du métro dans la station suivante,
l'ouverture des portes...la vitesse .Ils se sourient..

11 décembre 1996 - 21 heures
rue Haxo 19ème arrondissement.

Trottoir raccommodé; patchwork de gris. Empiècement noir plus frais gravé 11 10 96. Environ 72 mégots jaune orangé éparpillés. Caniveau en contrebas, une vingtaine de mégots blancs. Eclaboussures en demi-cercle, 3 mètres de rayon autour du réceptacle vert pour verre. Dégoulinade fraîche traversant trottoir en trois ruisseaux à partir du mur.

22 heures rue Louis Blanc 10ème arrondissement
Flaque modeste à l'angle, traces de pas mouillés sur 10 mètres. Crotte un peu passée, marron clair, bonne tenue. Rigoles en tous genres, tracés variés. Crotte fraîche, bel orangé, écrasée par soulier homme, pointure 43, semelle crantée; traînées de crotte même origine, sur 4 mètres.

Angle rue de l'Aqueduc.
Crotte très fraîche, presque liquide, large, écrasée en son centre dans sa partie la plus solide.

Rue du Château-Landon.
Rigole de pipi récente entre plusieurs vieilles longues, attestant jet puissant. Eclaboussures sèches sur 15 mètres. Pipi tournicotant en arabesque, mi-sec, sur 6 mètres. Pipi en arabesque, frais, anneaux réguliers, sur 10 mètres. Pipi en arabesque, ancien, bien conservé, 15 mètres.

Rue Chaudron.
Plâtrage serré de crottinettes blanches sur 15 mètres au pied de mur en briques et grand rideau de fer rouillé garage de "Berty, le spécialiste de la charcuterie ". Réfrigérateur moderne, grand modèle, tournant le dos à rue près de petit placard blanc ouvert années 50, tous deux cernés de rigoles récentes et fournies. Asphalte gris uniforme sur 75 mètres. Arabesque de pipi, jolie courbe, état moyen, sur 20 mètres. Zigzag de pipi foireux, interruptions, anneaux irréguliers, virages mal négociés, 5 mètres à peine. Papier de bonbon rouge foncé, état neuf. Magnifique arabesque de pipi, première fraîcheur, 15 mètres, courbe audacieuse.

28 décembre 1996
Gare d'Etampes.

9h30. Un beau soleil d'hiver fait luire le quai, gelé à moins 10¡. Derrière une porte vitrée, dans un coin de la salle d'attente, est disposé un tas comprenant de gros sacs plastiques bourrés à craquer, un antique sac à dos, des vêtements en bout de course et des bouts de couvertures, le tout soigneusement plié. A proximité sont assises deux personnes, sur la rangée de sièges en plastique couleur caca. Ils se passent et repassent un paquet de tabac par-dessus le siège laissé vide entre eux. L'un est âgé, teint gris-vert sauf le nez, rubicond et en fraise; il rajuste une espèce de chapeau sur ses cheveux blancs collés au crâne. L'autre n'a pas vingt ans, cheveux rouges, coupe iroquois, jean crevé dans les trous duquel des morceaux de tissu écossais sont fixés à l'aide de plus d'épingles à nourrice qu'il n'en faut, gros godillots à lacets écossais.
Il conversent tranquillement, à demi-mot, avec des hochements de tête et des airs de satisfaction.
Après un silence, le jeune reprend d'un ton poli : «Vous passez les fêtes ici?»
« Ben oui» répond le vieux. «Il paraît qu'ils vont me donner une bouteille au réveillon. Ils m'en ont déjà donné une pour Noël. J'l'ai ben gardée jusqu'à hier soir. Mais c'te nuit, j'l'ai toute bue, t'as pu voir ça».