Liste des textes de l'année 1994

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Les textes de l'année 1994

Jeudi 12 mai 1994, 20h30
Boulevard du Montparnasse.

Une belle soirée, le soleil se couche sur le boulevard, quasi désert en ce jour férié. Un jeune homme s'approche d'un vieux vélo rouillé et entreprend de détacher la chaîne de celui-ci. Un homme, assis sur le banc à côté de lui, écluse des bières. Il porte un chapeau, une barbe, des vêtements sales.
— C'est votre vélo ?
— Ben oui.
— Je me demande toujours s'il fonctionne, à chaque fois que je le vois.
— Oui, il fonctionne. Il est un peu pourri, mais il marche.
— Il marche ?
— Oui...
— Mais il faut pédaler, quand même, non ?
— Quand même, oui.

Jeudi 19 mai 1994, 19h45
Gare de Lyon.

Un panneau d'affichage.
Trains au départ (aujourd'hui période bleue) :
20 h 06 Le Rialto - Venezia - Santa Lucia
20 h 09 Le Galilei - Firenze
20 h 29 Laroche Migennes
20 h 31 Montargis - rame de tête
20 h 31 Montereau - rame de queue
Un homme joue "l'Eté Indien " de Joe Dassin à la trompette.

Mercredi 1er juin 1994, 9h47 du matin
Place Stalingrad.

Le métro aérien et son long cri métallique. Sur le quai, toutes races confondues, des têtes mal réveillées.
Un des passants reçoit un petit projectile. Il est venu d'un banc. Un clochard jette des morceaux de pain moisi.
Un homme passe haussant les épaules.
Du fond de l'escalier, un jolie asiatique pointe sa petite tête. Les traits fins de son visage marquent une surprise au passage d'un projectile.
Elle s'arrête net, à quelques mètres des souris grignotent sur les rails. Elle se trouve toute émue devant les petits mammifères et adresse un grand sourire au clochard.
Immédiatement, celui-ci l'invite au jeu, et lance, à elle cette fois, un autre bout de pain. Elle l'attrape d'un geste vif, sans quitter l'homme du regard.

Mercredi 22 juin 1994, 15h00
Boulevard du Montparnasse.

Une casquette en velours à grosses côtes vert kaki tombe du ciel. Elle s'écrase violemment sur le trottoir, sans un bruit.

Juillet 1994
L'office du Tourisme, Champ-Elysées.

An américan, whose small pocket adjenda shows a map of Europe, with Paris near the àtlantic Ocean.
« We want an hotel with a view of the sea, please! »

Vendredi 1er juillet 1994, 19h15
Station de RER, La Plaine-Voyageur.

Tout le monde sue. Il y a beaucoup de jeunes gens et d'enfants noirs. Il y en a qui sont assis par terre à suer et à fumer des cigarettes, et suer, et même pas regarder passer les voitures qui roulent sur l'autoroute à-numéro juste devant.
A l'intérieur de la station, un petit gros blanc saute par-dessus les barrières. Ane grande gigue se faufile sous un portillon. Le petit gros est finalement assez agile. Il regarde à présent la grande gigue empêtrée dans sa robe et le portillon. Elle se relève. Il lui dit, étonné :
— Vous aussi vous fraudez ?
— Mais Monsieur, lui répond-elle sur un ton fier, il n'y a pas que vous qui fraudez !
Ils marchent vers les quais. Lui, s'arrête devant l'escalier qui monte vers la direction Roissy :
— J'ai des problèmes de paye. Ils m'ont pas encore viré mon salaire. Vous aussi vous avez des problèmes de paye ?
Elle, tout en se dirigeant vers l'escalier "Direction Paris " :
— Moi, j'ai la flemme d'acheter un ticket.
Puis, chacun monte son escalier et prend sa direction.

Mercredi 27 juillet 1994, 14h00
Piscine Keller, 15ème arrondissement.

Sous les douches de la piscine, des femmes plus ou moins dénudées. Il y a celles qui enlèvent tout et se lavent vraiment, celles qui gardent leur maillot de bain et qui se rincent vaguement et celles qui adoptent une position intermédiaire en baissant le haut de leur maillot pour se frotter un peu mieux que pas du tout. Tout le monde est dans l'ensemble très occupé et personne ne fait attention à l'arrivée d'un homme d'un certain âge, bedonnant, guidé par une jeune femme qui lui parle en anglais.
Il prend maintenant sa douche parmi les femmes.
— C'est les douches pour les femmes ici, Monsieur! braille une vieille dame.
La jeune femme anglaise qui s'était malencontreusement absentée, surgit des toilettes et d'un bref mouvement de la main sur les yeux, lui fait comprendre qu'il est aveugle.
La vieille dame en reste coite.
L'anglaise explique à l'homme les raisons du scandale et, ils s'en vont, attachés l'un à l'autre en riant.
La vieille dame s'approche alors d'une de ses semblables.
— Vous avez vu ? Je crois qu'ils sont américains en plus… et quand elle lui a expliqué, il a rigolé, comme quoi.
— Comme quoi.

Vendredi 2 septembre 1994, 17h00
Quai de la Seine.

Embouteillage. "ACDS Agence Centrale de Services Transport de Fonds " côtoie "Les Frères Gourmands, Brasserie - vin - restauration, 1 avenue Jean-Jaurès, Bagneux " et une Citröen BX à vendre (138 000 km, 16000 F). Un jeune maghrébin dans une 106 Peugeot rutilante écoute du raï à fond toutes fenêtres ouvertes. Il devance "Globe Express, l'efficacité au service du transport ", à l'arrêt. Un jeune yuppie encravaté dans une Fiat ùno téléphone en se grattant le nez. Un jeune noir habillé sport, couleurs vives, casquette de rapper sur un VTT, double tout le monde. Deux asiatiques dans une Peugeot 505 rouillée klaxonnent dès que le feu passe au vert. L'embouteillage est terminé.
Stan Cuesta

30 septembre 1994
rue Vignolles, Paris 11ème.

A Michèle

Couloirs sombres.
Ils marchent.
Couloirs éclairés.
Ils marchent.
Affiche. Ane affiche. Trois affiches. Femme. Dentifrice, vendeurs de cacahuètes illégales.
Air frais.
Air idiot des passants.
Conversation inaudible.
Gérard, handicapé sur l'affiche.
L'affiche explique « il a été expulsé, il est handicapé, il faut se mobiliser ».
Rue étroite.
Voitures arrêtées. Chien pissant.
Beurette tenant chien pissant par la laisse.
Petite boutique.
Devant la petite boutique, impasse, immeubles éclairés, ravalés.
Lampadaires élégants
Une femme élégante quitte l'immeuble élégant.
Devant la porte de la boutique, après l'impasse,
« LA RUE FEDERATION LOUISE MICHEL, ouverture de 18H à 21 H. »
Sur les chaises, des hommes
une femme.
Devant les chaises, devant les hommes, devant la femme
un homme : debout
Il dit :
« Nous nous croyons en l'intelligence, c'est un pari, mais au bout du compte nous serons gagnants, car nous ne faisons pas appel aux sentiments primaires ».
Un homme sur une chaise:
« Je suis délégué syndical depuis dix-sept ans, je n'ai jamais vu autant d'apathie» .
Troisième homme assis sur une chaise, en face de l'homme debout devant la chaise :«Ce n'est pas une question d'apathie, c'est une question d'éducation».
Les hommes se lèvent.
La femme se lève.
Le troisième homme dit à la femme: « j'ai pas été trop excessif? ».
Un homme plus jeune, traînant derrière son dos un matelas sur un caddie posé devant les brochures intitulées : "Le Monde Libertaire " et devant les livres empilés intitulés "LA; RUE ", avec sous le mot "LA RUE ", un nom écrit en plus petits caractères "Jules Vallès ".
L'homme plus jeune dit :
« c'est bien ici le local ousqu'on peut prendre le journal "la rue " des sans abri pour rester propres? ».
Fin.

Octobre 1994, 14h00
Un resto, chic, Avenue du Maine.

Le dernier client.
Une formule rapide, s'il vous plaît!.

Dans la vitrine, la silhouette d'un couple face à face, intime, les mains enlacées. Deux amoureux, style FigMag pub, repas terminé, bon vin, cafés, digestifs. "These foolish things "… diamonds are forever…

Lui, la cinquantaine, costume, cravate, cadre, tenue "salle de conférence ".
Elle, la vingtaine, écharpe Hermès, pull écossais, bijoux — classe!

Le dernier client, une crème caramel, pas de café.

Lui se lève, dernier embrasse, il part.

Le patron, à la porte.
Merci Monsieur,
Au revoir Monsieur.

Elle seule, dernière cigarette, rouge à lèvres. Prends son sac, se dirige vers la porte.

Le patron à la porte.
Pardon Madame.
La note!

Octobre 1994, Il est tard, 1 heure, 2 heures du mat
Paris 2ème.

La rue du Caire est silencieuse.
Juste quelques bagnoles qui de temps en temps pétaradent.
Désert urbain...
Une femme, la trentaine, seule, perchée sur ses talons, martèle le bitume. Clap. Clap. Clap....
Ce n'est pas une prostituée qui rentre au bercail, pressée...
C'est une femme, qui porte une jupe droite, toue simple, classique, genre blonde par goût et vanité, qui serre son petit sac contre son corps.
Et puis, il y a l'homme, genre affamé, à l'affût.
Cela se sent dans sa démarche, ses gestes coupables, petits, insignifiants. Monsieur-tout-le-monde.
Il veut quelque chose.
La femme le sent et se retourne à son approche.
Elle lit son regard... elle a peur.
Elle dit quelque chose, tout bas, puis plus fort : « laissez-moi monsieur, je ne vous ai rien fait moi » et se répète : « Je ne vous ai rien fait de mal ».
Cela l'excite, l'homme. Il la saisit par le bras. Ane fenêtre s'ouvre. Ane voix d'homme surgit : « Laissez-la tranquille espèce de malade ».
La femme se débat, recule.
L'homme hésite. La voix resurgit « J'appelle la police, laissez-la ».
L'homme n'a plus de temps.
Il relâche sa proie, furieux. Il part en courant.
La femme, sauvée de justesse, ne demande pas son reste, ne prend pas le temps de remercier le justicier inconnu, elle se sauve de son côté.
Clap. Clap. Clap...

10 octobre 1994, 19h00
Train Paris-banlieue.

— C'est incroyable, tous ces gens qui vous envoient les portes dans la figure! Cet après-midi encore, à l'Opéra, j'ai failli m'en prendre une. àlors maintenant j'ai compris, je fais pareil.
La dame, la cinquantaine, a parlé fort, plus fort, plus haut que le Bogey-bogey du train de banlieue, pourtant lancé à vive allure, trébuchant sur les aiguillages. Sa voisine a acquiescé.

D'octobre 1994, lundi 24
Prisunic.

Une bonne sœur a un mal de chien à extraire ses photomatons. Son image (par quatre) séquestrée, elle s'acharne, en vient peu à peu à sortir les dents.

Mardi 25 octobre 1994
Quai Trocadéro.

Sur le quai Trocadéro (station du musée de l'Homme), un hominidé portant costume examine avec méticulosité, un brin interdit, — un fossile primaire : un soulier d'enfant !

Samedi 29 octobre 1994, 12h00
Café Le Gymnase, Boulevard Raspail.

Un père et son fils sont attablés dans le café. Le père propose à son fils de faire une partie. Ane partie sur un jeu vidéo. Le fils fait de la monnaie et, le père et le fils se mettent à jouer. Le père est nul, il rate tout.
Le fils rigole mais il reste indulgent.
— àu prochain coup, tu restes sur le côté. Il vaut mieux que tu restes sur le côté.
Le père regarde son fils jouer et aussi de temps en temps par la porte vitrée.
— Je crois que le voilà! s'écrit-il.
Un homme pénètre dans le café, le père se précipite vers la banquette et attrape un cartable marron.
— Tu as trouvé facilement ? demande-t-il au nouvel arrivé qui porte aussi un cartable marron en tous points semblable.
— Oui oui, sans problème.
Ils échangent leur cartable marron en souriant. L'homme repart.
Le père se rapproche alors de son fils, absorbé par le jeu vidéo, et lui dit :
— Tu vois, il y a une règle d'or : quand tu attends quelque chose, c'est au moment où tu ne l'attends plus que ça arrive. En général, il faut faire autre chose et ça ne rate jamais, ça arrive.

3 novembre 1994, 11h00
Préfourrière de Bercy.

La préfourrière est un terrain vague coincé entre les bretelles du périphérique et de l'autoroute de l'est.
Le terrain comporte deux parties, une transformée en parking, et l'autre accueille un cube percé de fenêtre qui abrite les services administratifs.
Ce bâtiment, prouesse de l'architecture préfabriquée, est lui-même composé de deux parties, hermétiquement séparées par une glace équipée d'hygiaphones. La plus petite est destinée aux visiteurs, mauvais conducteurs, la plus importante au travail harassant du fonctionnaire.
Après avoir franchi les quelques marches qui séparent le cube de la terre ferme, vous poussez une porte vitrée qui vous donne accès au local des condamnés.
Un homme, une baguette à la main, s'en prend violemment à l'hygiaphone qui semble filtrer aussi bien l'haleine que les paroles du crieur à voir l'apathie du préposé qu'il protège.
Dans cet excès verbal des mots reviennent sans arrêt : baguette, deux minutes, c'est pas possible, dégueulasse...
Au bout de quelques minutes, l'homme se calme, et la situation s'éclaircit : sa voiture a été enlevée pendant qu'il était chez le boulanger. Et pour preuve, il brandit cette baguette, témoin involontaire et muet de la réalité de ses dire :
« C'est la baguette la plus chère de tous les temps, une baguette à 500 balles »

Jeudi 9 novembre 1994, 23h30-24h00
rue Jean Beausire / rue Lecourbe

23H30
A la sortie d'un bar, rue Jean Beausire, un groupe laisse passer un couple. La femme est blonde, elle est modiste et se rend dans sa boutique, à dix mètres de là. Ils en ressortent, éteignent les lumières et partent dans une grosse voiture en riant.

24H
Rue Lecourbe, le clochard qui fait la manche la journée au carrefour "Breteuil " est allongé à sa place, une bonne place chauffée par l'aération du Prisu; dans la rue… Il lit.
Plus loin, sur le trottoir, éparpillés en grappe, trois ou quatre, des pages arrachées. Le vent est froid. Rue Blomet, les réverbères sont éteints.
C'est la pénombre totale.

Mardi 15 novembre 1994, 22h00
"Le 1929 ", rue Thoin, dans le 5ème, prés de la place de la Contrescarpe.

Ce n'est pas encore l'heure de pointe, quelques clients, amateurs de bière profitent de l'espace libre pour s'étaler sur les banquettes.
Une femme entre, sans âge, vêtue d'un imperméable d'une vague couleur mauve, qui semble cacher plusieurs couches de pulls.
Elle s'installe sur un tabouret surélevé devant le bar, en prenant appui sur le zinc.
Elle chante une vieille chanson populaire sans conviction.
Les chuchotements s'arrêtent, les regards se tournent, surpris, vers cette prière.
La chanson finie, elle se lève et s'en va, sans rien demander.


Mardi, 24 heures

Elle revient. Elle ne chante pas. Elle agace le propriétaire. Elle ressort.


Mercredi, 0h05

Elle revient. Le propriétaire, encore courtois lui demande de revenir dans une demi-heure.


Mercredi, 0h07

Elle revient...

Elle est passée ainsi à peu près toutes les cinq minutes jusqu'à la fermeture du café. Sans rien demander, mais systématiquement raccompagnée par le propriétaire, qui devenait de plus en plus agressif.

Mercredi 16 novembre 1994, 22h30
quai de l'Oise.

Une magnifique Opel Ascona blanche file le long de l'eau. à droite, une immense piste d'atterrissage illuminée sur laquelle de larges vaisseaux spatiaux alignés brillent de mille feux, rouges, bleus, blancs. De l'autre côté du canal, les néons de l'hôtel Ibis verdoient dans le plus pur style pizzeria inter-galactique. Au croisement du quai et de la rue de Flandre, un vacarme assourdissant perturbe la quiétude sidérale de l'endroit : des oiseaux gazouillent dans les arbres.

Le 17 novembre 1994, 13 heures 25 minutes
Av du général Leclerc, n° 80.

L'heure du déjeuner.
Une foule devant le self "Melodie ".
En plein soleil
un "dead dog " sur le trottoir,
un gros camion et une petite moto
stationnés sur la bande d'autobus,
les policier sont là, papiers, constats…
Un fauteuil pour le chauffeur,
un jus d'orange par terre,
"Dead dog " sur le trottoir.
Une femme avec une chienne
devant le cadavre,
— Viens Lucy, c'est pas pour toi!
"Dead dog " sur le trottoir,
— On mange? àllez, on mange!

Début décembre 1994, fin d'après-midi
quartier Montparnasse.

Rue Delambre, des ampoules de quelques couleurs.
Boulevard Montparnasse, devant un magasin de jouets, un père Noël avec des seins.
Traversant le même boulevard, en face du restaurant "Le créole ", une décoration lumineuse constituée d'ampoules électriques blanches dessinent dans la lumière descendante : "Le créole ".
Rue Boissonnade, et en permanence, un homme avec un bonnet à pompon qui sourit aux passants. Certains lui donnent de l'argent.

Décembre 1994, 0h30
Gare du Nord.

Il fait nuit, seuls les néons éclairent les quais de la gare de banlieue de la gare du Nord.
Ils sont peu fréquentés à cette heure, celle des derniers trains pour la banlieue. Même pour un samedi soir, pas grande foule, tout au plus, quelques poivrots à l'haleine fétide fument des filtres sans avoir l'air d'attendre.
Les quais sont sales couverts de détritus.
Quelques individus épars, disséminés ça et là, attendent que le chemin de fer les conduisent au travail.
On fume des cigarettes en attendant son heure, en pensant, s'embrassant, réfléchissant, buvant.
Une bande de jeunes débarque, ils sont très nerveux, parlent un français bizarre, à l'envers, à l'endroit, dans tous les sens, hachés menus, mélangés à l'arabe, l'anglais, ils rigolent, font semblant de se bagarrer, tournent autour des poteaux en s'agrippant à eux, se courent après. L'un deux fait tourner une bouteille de whisky, l'autre fait pivoter sa casquette autour de sa tête en faisant des mimiques de rappeur fou. Ane vielle dame assise sur une chaise de fer orange regarde cette scène, choquée, offusquée, en soupirant. Du mépris dans ses regards, dans ses soupirs, une espèce de haine froide qu'elle aborde avec fierté.
L'un deux lui fait une grimace, puis les autres s'approchent d'elle, crient « bouh » pour lui faire peur, elle se sauve en courant. Sa course a quelque chose de comique qui fait rire tout le monde. Les jeunes sont désolés, c'était juste un jeu, ils ne lui voulaient aucun mal, c'était juste pour rire, et effectivement autour d'eux tout le monde se marre, complice. Réveillée par cette jeunesse fougueuse, la bonne humeur s'est installée.
D'un coup l'un d'eux se fige, il ne sourit plus, montre juste du doigt, la vieille dame de retour escortée d'une douzaine de policiers et montrant l'un des farceurs.
Elle parle très fort, en insultant cette jeunesse, cette chienlit, ces immigrés qui déshonorent le pays, ces incapables, ces futurs chômeurs.
Contrôle d'identité, fouille des poches, lorsque l'un des policiers s'approche du farceur, celui ci se sauve en courant. Ils se mettent à lui courir après. Il s'agrippe sur le toit du train. L'un des flics lui crie de descendre tout de suite que c'est dangereux. La petite vieille le traite de petit salaud.
Il est sur le train, affolé. Les flics lui parlent pour le calmer lui dire de descendre. Il leur dit qu'il les emmerde qu'il n'a rien fait, il est ivre, manque de tomber et s'accroche à un câble. Un flic crie « non ». Un éclair, une détonation, le bruit d'un corps qui tombe, un cri de douleur suivi de plusieurs. Il hurle. Un des flics dit d'appeler une ambulance. La petite vieille le traite maintenant de petite merde, un passager lui dit de la fermer. Ane odeur de poulet grillé a empli l'atmosphère. Les autres jeunes pleurent en criant « pourquoi ». Le farceur crie, suffoque, il n'en peut plus, un des flics lui passe un bras sous la nuque. Ane ambulance du Samu arrive, ses cris n'ont pas cessé. Un infirmier est là près de lui, il crie qu'il a très mal, puis commence à suffoquer cherchant l'air, le flic qui le soutient, pleure, un autre enlève sa casquette. Un des infirmiers court une bouteille d'oxygène à la main. Le farceur recommence à crier, puis un énorme cri déchire l'atmosphère et le silence s'installe à nouveau. Le chef de police explique qu'il a pris une décharge de 2000 volts et que l'on en réchappe presque jamais.
La petite vieille dit que ça lui apprendra, le regard des flics, des passagers, des infirmiers, se tourne vers elle, un des jeunes qui veut lui sauter dessus est aussitôt ceinturé par un des policiers.
Une voiture embarque la petite vieille, une bande de jeune monte dans le fourgon.
Tout le monde regarde le corps que l'on met dans une cercueil d'aluminium.
Le regard d'un jeune croise celui d'un vieux en tablier blanc de cuisinier. « Drôle d'époque, y a un truc qui déconne ».

2 décembre 1994, 12h30
Ligne C du RER, station Quai Kennedy.

Elle tourne sur elle-même. Mais non, personne. Ni devant, ni derrière. Ni à gauche, ni à droite. La vieille dame constate qu'elle est bel et bien toute seule en bas de l'escalator du RER, station Quai-Kennedy, juste devant les portillons de sortie.
En gabardine beige et cache-col Hermès, munie d'un parapluie, elle continue de tourner comme une toupie affolée. Sa frêle silhouette, déjà voûtée, semble se tasser davantage. Les cheveux permanentés lancent des reflets bleutés.
D'un coup, elle s'arrête. Et commence à se dandiner d'un pied sur l'autre : les hauts portiques anti-fraude barrent son champ de vision. Puis, du bout du parapluie, elle fait des petits moulinets. àfin de se signaler au guichetier, installé de l'autre côté de la barrière infranchissable. Loin. A une trentaine de mètres.
Ça y est, on dirait qu'il l'a vue. Alors, elle s'égosille, très poliment :
— « Excusez-moi, Monsieur, je ne peux pas sortir. Je viens de jeter mon ticket dans une poubelle, là-haut sur le quai. »
L'employé ne bouge pas. Il est vissé sur son siège, dans son bocal, derrière son hygiaphone. En guise de réponse, un haut-parleur se met à grésiller :
— Vous deviez garder votre ticket.
La tête de la vieille dame tourne sur 180° dans un mouvement syncopé d'automate. Puis en sort sa voix suraiguë, d'où chaque syllabe se détache :
— J'ai cru que j'étais dans le métro. J'ai oublié que j'étais dans le RER et qu'il fallait garder son ticket pour sortir.
Le haut-parleur orwellien réplique :
— Vous n'aviez pas à jeter votre ticket..
Elle, déjà moins fort :
— Je ne vais tout de même pas remonter fouiller les poubelles du quai...
Elle jette des regards désemparés : pas l'ombre d'un voyageur derrière lequel elle pourrait se faufiler pour sortir. On la sent prête à tout, même à une gymnastique frauduleuse.
Enfin, arrive un jeune homme dans le hall. Elle l'interpelle. Instantanément il comprend la situation. Il lui demande si elle a un ticket neuf. Elle lui en tend un, par-dessus le portillon-frontière, tout en lui disant:
— Mais ça ne passe pas, j'ai essayé.
Le jeune homme la rassure :
— Mais si, ça va passer.
Il composte le ticket de son côté, dans la borne d'entrée, puis le lui rend. Elle le glisse dans la borne de sortie. La voilà libérée.
Elle avance à petits pas jusqu'au bocal du guichetier, s'arrête devant l'hygiaphone, regarde l'employé et s'éloigne sans dire un mot.

Lundi 5 décembre 1994, 21 h
Théâtre de la Colline.

La sonnerie retentit dans le théâtre, la foule se presse : beaucoup de blousons de cuirs et de cheveux sales. John Cale interprète en direct la musique d'un film muet restauré de Tod Browning. Pendant une heure, il va plaquer quelques accords au hasard sur son synthé japonais, envoyer quelques bribes de monologues d'Ezra Pound. A la fin, il salue et est applaudi. On voudrait bien applaudir le film, mais on n'applaudit pas un morceau de tissus blanc. Alors, on applaudit le seul humain présent sur scène, John Cale, en habit de Clergyman, comme toujours, sourire rusé aux lèvres.
Il y a comme une envie diffuse qui plane au cours de cet applaudissement. Des mains qui claquent un peu trop en rythme. Un coup d'oeil à la scène : pas de micro.
John Cale ne chantera pas. La soirée ne dégénèrera pas en un long concert impromptu, improvisé et bouleversant devant une poignée de fans transis de plaisir. Il ne hurlera pas son mal de vivre d'une voix glaçante au long de magnifiques ballades crépusculaires. Il ne torturera pas un mythique "Heartbreak Hotel " à s'en faire retourner le King Elvis dans sa tombe.
Il salue et il s'en va. Il a fini son boulot pour aujourd'hui.

Jeudi 8 décembre 1994, 8h15
cimetière Montparnasse,
où est enterré Baudelaire;
où est enterré Sartre;
où est enterré Edgar Quinet;
où vont être enterrés tous ceux qui vont mourir.
Il ne se passe rien.

Vendredi 09 décembre 1994, au soir
Place du 18 juin, Montparnasse, Paris.

En plein centre de la place du Montparnasse, le petit terre-plein s'étire en longueur, sorte d'ilôt au milieu du fleuve grondissant des voitures. Perdu dans ce maelström, une petite armoire électrique marron, contenant les connexions des feux de circulation, émerge avec peine dans les fumées et les gaz d'échappement...

Deux lycéennes s'affairent autour de l'armoire, avec un harnachement d'affichettes, seau de colle et balais-brosses. Elles s'échinent à vouloir apposer une de leurs affiches sur une des portes du meuble. Mais comme la surface est recouverte d'un crépi très épais, les deux filles s'acharnent — en vain — à faire tenir la feuille de papier.

Au bout d'un temps considérable, et en désespoir de cause, elles décident d'enduire l'affiche avec une couche de colle tenant plus de la tartine de confiture que d'une fine pellicule. Le tout doit peser fort lourd et rend le papier tout mou. Elles plaquent cet improbable assemblage sur la surface rugueuse avec une telle rage, que ça finit par tenir.

Soulagées, elles prennent leur attirail et s'en vont vers le théâtre de leur exploit suivant...

Malheureusement, à peine une minute après ce collage héroïque, l'affichette se détache insensiblement en commençant par le coin d'en haut, lentement puis de plus en plus rapidement, et s'écrase lourdement sur le trottoir, formant une masse informe et gélatineuse...

Sur le toit, tout en haut de l'immeuble d'en face, au dessus de la brasserie alsacienne "Chez Hansi ", des néons verts forment des chiffres indiquant alternativement l'heure, et la température extérieure. Il est 17 heures 15. La température est de 78 degrés centigrades.

Samedi 10 décembre 1994, minuit et demi
Pont Sully.

Ça n'avance pas. Du moins ça roule au ralenti, direction Bastille. Le pont Sully est bouché. Ane voiture est arrêtée sur le pont, feux de détresse allumés. Pourtant, strictement interdit, le stationnement sur pont. La file de droite doit se rabattre à gauche.
Le conducteur du véhicule immobilisé en sort, fait le tour de la voiture (immatriculée 75, une Fiat, ou une Fiesta, ou une 205, mais pas une GTI). Il ouvre le hayon arrière, fouille dans le coffre, en extrait une étoffe (veste de laine, ou couverture), de couleur claire (jaune, ou rose, disons pastel, mais pas bleu ciel), il referme le hayon.
Pendant deux ou trois secondes, il considère l'embouteillage. L'homme est brun (arabe, ou indien, ou mauricien), la trentaine (plutôt 27 que 33).
Dans la voiture, côté passager, une tête de femme, blonde.
L'homme tourne le dos à la voiture, et prend la direction opposée. A pied. Sur le trottoir du pont
Quelques secondes après (10, 15 secondes), la tête blonde pivote, côté gauche, côté droit, gauche, droit, le cou se tord, le buste se redresse, la femme se contorsionne d'une fesse sur l'autre, tout en tournant la tête. De plus en plus vite. Panique.
L'homme est déjà loin derrière, à trente mètres, bientôt cinquante. ôn ne voit plus que la tache claire de la veste (ou de la couverture). Ça y est, il est au bout du pont, il tourne quai Saint-Bernard, on ne le voit plus.
Les feux de détresse clignotent.
« Ils se sont engueulés », dit un chauffeur de taxi. Il rit et double les feux de détresse.

Jeudi 22 décembre 1994
Station de métro "Cambronne ".

« àh merde, merde ! » fait la femme en apercevant le guitariste lorsque la porte du wagon s'ouvre. Elle court jusqu'au wagon suivant, y pénètre comme une flèche pendant que retentit le signal de fermeture des portes. Avant même d'avoir pris le temps de souffler, elle embraye : « Mesdames, Messieurs, je m'excuse de vous déranger au cours de votre voyage... ».

Lundi 26 décembre 1994, 17 heures
Bus n°49.

Un couple de petits vieux monte à la station Rond Point des Champs Elysées—Matignon, devant le marché aux timbres. Ils chancellent un peu avant de s'asseoir. Elle dit : « Ils se suivent ». Elle parle fort, il lui répond : « Comment ? », en portant la main à son oreille gauche pour régler son appareil. Elle répète, si fort que tout le bus (deux passagers et un conducteur) entend maintenant distinctement leur conversation : « Les deux bus, ils se suivent ! ». « àh oui, oui, très bien », fait-il. Pas découragée, elle continue :
— On a bien fait de sortir, sinon je n'aurais pas pu digérer.
— Comment ?
— Je dis : Heureusement qu'on est allés se promener, ça fait digérer !
— Ah oui, oui.
— Et on a bien fait d'aller en courses ce matin.
— Ah oui, oui, comme ça on est tranquille pour trois jours.
— Moi, je préfère le bus au métro.
— Oh oui, oui.
Un silence. Puis tout à coup, l'homme :
— Je ne regrette pas ma journée !
Elle approuve silencieusement. Puis il déclare d'une voix calme et rendue forte par la surdité :
— Je suis heureux.

27 décembre 1994, 17h15
Montparnasse.

La dalle atlantique.
Avec une femme dans la nuit. Température agréable contrastant avec température désagréable. Dans l'obscurité de la nuit, la tour. Avec des yeux rouges au dessus, les antennes de la télévision.
Comme un squelette éclairé de l'intérieur.
Un peu plus loin sur l'eau, dans le caniveau,
trois fétus de paille en croix.

Mercredi 28 décembre 1994, 22h20 et plus
153, 155 et 157 Bd Montparnasse.

De chaque côté de l'hôtel Novanox , la pharmacie et le restaurant La crémaillère. La vitrine et l'enseigne de la pharmacie sont éteintes. Le restaurant est fermé. Des lumières grandiloquentes éclairent la façade de l'hôtel.
Une voiture de police blanche stationne légèrement de biais par rapport au trottoir. Le gyrophare clignote et se marie avec la lumière bleutée qui provient de l'hôtel et qui forme une tâche un peu violette sur le trottoir. Un groupe de trois personnes se tient entre l'hôtel et la voiture de police autour d'une valise. L'une des personnes est un policier. Ane autre personne, un homme, montre du bras une direction au policier. Ane quatrième personne est un peu en retrait et écoute et regarde ce qui se passe. L'homme qui a montré la direction sort de sa poche des papiers qu'il tend au policier. La personne qui se tenait en retrait est une femme policier, elle fait partie maintenant du groupe.
Après avoir regardé les papiers, la femme et l'homme policiers s'en retournent dans leur voiture et démarrent. Le groupe n'est plus un groupe. Le cercle s'est ouvert. La valise n'est pas une valise mais un gros poste de télévision. Les deux hommes qui restent sont basanés. Ils soulèvent la télévision, chacun d'un côté, et reprennent leur chemin.